Autoroutes : bientôt la rentabilité des concessions limitée par la loi ?
Une proposition de loi vient d’être déposée au Sénat pour encadrer les bénéfices des sociétés concessionnaires, ce qui pourrait aller jusqu’à la résiliation anticipée des contrats. Selon nos informations, elle pourrait vite arriver en discussion au Parlement. En coulisses, la bataille a déjà commencé, et les autoroutiers essaient d’éteindre l’incendie, en prenant notamment appui sur le régulateur du secteur, l’ART…
Répondre au « déséquilibre structurel » des relations contractuelles entre l'État et les sociétés concessionnaires d'autoroutes (SCA), encadrer de manière « plus efficace » la rentabilité de ces dernières, voilà les objectifs clairement affichés d’une proposition de projet de loi (PPL) déposée le 17 février par le sénateur (Les Républicains) Bruno Retailleau. Aux termes des travaux de la dernière commission d'enquête sénatoriale sur le sujet, « il apparaît que les perspectives de rentabilité sont très supérieures aux estimations initiales », lit-on dans l’exposé de ses motifs, l’idée est donc d’y « apporter une réponse viable ».
Pour rappel, selon le rapport de cette commission d’enquête publié en septembre 2020, « la rentabilité actionnaires attendue serait atteinte autour de 2022. Autrement dit la durée [des] concessions serait trop longue d’environ 10 ans », le terme des principaux contrats étant prévu entre 2031 et 2036. Le rapport récapitule aussi le montant des dividendes déjà versés aux actionnaires des sociétés concessionnaires privatisées en 2006, soit 27,6 milliards d’euros, et estime surtout ceux à venir. Selon les calculs de Frédéric Fortin, l’expert indépendant missionné par les sénateurs, ils seraient encore plus conséquents que jusqu’ici puisqu’ils « atteindraient environ 40 milliards d'euros, dont 32 milliards pour Vinci et Eiffage ».
Deux leviers : baisse des tarifs et résiliation anticipée des contrats
La proposition de loi « tendant à assurer un partage équilibré des bénéfices imprévus générés par les concessions d’autoroutes entre les usagers, les autorités concédantes et les concessionnaires » de Bruno Retailleau contient deux articles :
- Le 1er article vise à modérer les évolutions des tarifs aux péages, qui devraient baisser quand, durant « au moins le quart de la durée convenue » dans les contrats, le taux de rentabilité constaté dépasse les prévisions « d’au moins 20 % », et ce « au plus tard trois mois après ce constat ». « Cette diminution serait fixée à la moitié de la différence entre le taux de rentabilité constaté et le taux prévisionnel majoré de 20 %. En d'autres termes, il s'agit d'introduire un mécanisme de partage du surprofit. »
- Le 2nd article prévoit la résiliation anticipée des contrats de concession « sans indemnité (…) dès lors que le chiffre d'affaires cumulé atteint effectivement celui initialement prévu sur l'ensemble de la concession. » En clair, s’ils devaient s’appliquer aux contrats en cours, et si l’on se basait sur les prévisions de rentabilité du rapport sénatorial de septembre, les contrats d’ASF et Escota (Vinci), ainsi que ceux d’APRR et Area (Eiffage) pourraient être résiliés dès 2022 ! « La présente disposition serait applicable aux concessions en cours », insiste en effet la PPL, toutefois elle le serait « à compter du 1er jour de la troisième année suivant la publication de la présente loi, sauf si les parties ont entretemps convenu de clauses nouvelles pour le partage de la rentabilité. »
L’idée s’est diffusée que ces contrats de concession étaient intouchables, en particulier depuis le fiasco du gel des tarifs, décidé par le gouvernement en 2015, et qui selon l’ex-Arafer, devenue Autorité de Régulation des Transports (ART), va coûter aux usagers « 500 millions d’euros de péages supplémentaires sur la durée restante des concessions ». Certaines voix commencent néanmoins à s’élever pour contester cette idée. « Ce sont des contrats administratifs qui répondent pour partie à des principes supérieurs », rétorque par exemple le professeur de droit public, Jean-Baptiste Vila, co-auteur de deux études juridiques récentes sur ces contrats de concession autoroutiers. Et ce ne serait pas la première fois que l’on pourrait voir une loi s’appliquer immédiatement, sur des contrats en cours, « c’est ce qui s’est passé avec la loi Barnier de 1995 qui a limité à 20 ans la durée des délégations dans le domaine de l'eau potable, de l'assainissement et des déchets. »
« Ce sont bien des clauses d’ordre public applicables aux contrats en cours, comme cela a pu se faire sur les contrats d’eau, que cette proposition de loi entend établir », nous confirme Jean-François Dejean, le bras droit de Bruno Retailleau. De quoi fortement déplaire aux sociétés concessionnaires d’autoroutes (SCA).
Le rapport du Sénat en ligne de mire des autoroutiers
Pour l’heure, les SCA concentrent leurs critiques sur l’analyse financière du rapport sénatorial de septembre 2020, puisque c’est sur elle que se base la PPL. Il s’agit d’une analyse « erronée de l’équilibre économique des concessions (…) réalisée en quelques semaines par M. Frédéric Fortin, "expert indépendant" sans aucune confrontation et aucune publication d’éléments justifiants ses thèses », nous indiquent les concessionnaires. « Cet "expert" laisse entendre que les durées de concessions seraient excessives sur la base d’erreurs de raisonnement manifestes et d’hypothèses de modélisation personnelles ». Ces « faiblesses (…) ont été relevées à au moins deux occasions : (…) dans le rapport quinquennal sur l’économie des concessions de l’Autorité de Régulation des Transports (ART) » et « par la Direction des Infrastructures de Transport, en décembre 2020, devant le Comité des Usagers ».
Contactée, la DIT ne nous avait pas (encore) répondu à l’heure du bouclage de notre article. L’un des participants à ce Comité des Usagers, également sollicité par Caradisiac, n’avait de son côté aucunement souvenir de ces critiques à l’égard de l’analyse financière du Sénat. Quant au rapport de l’ART, celui-ci n’évoque nulle part le travail du Sénat, pour la simple et bonne raison qu’il n’était pas encore publié au moment de sa propre parution. Mais, comme dans ce rapport, le taux de rentabilité interne (TRI) en 2019 y est estimé « à 7,8 % pour les concessions "historiques" et à 6,4 % pour les concessions "récentes" », et que l’ART en conclut que les TRI des concessions « ont enregistré une évolution favorable mais modérée depuis 2017 », les SCA considèrent avoir trouvé-là un argument pour contredire l’analyse du Sénat.
Interrogé sur ces critiques, l’expert du Sénat s’étonne de cette comparaison : le rapport de l’ART « repose sur une méthodologie différente (…). Les taux indiqués correspondent à des TRI Projets "tronqués" alors que notre étude porte sur l’analyse des TRI Actionnaires. Dans ces conditions, opposer les résultats de l’étude de l’ART aux résultats de la nôtre illustre un défaut d’analyse et de compréhension manifeste ».
Les SCA n’ont pas fini de pester contre lui : le sénateur centriste Vincent Delahaye, rapporteur de la commission d’enquête, compte présenter une réactualisation de son analyse financière courant mars. Or, selon nos informations, celle-ci n’est pas de nature à remettre en cause la grande tendance dégagée dans le rapport de 2020 et qui montrait une « surrentabilité » des principales sociétés, à l’exception de la Sanef. « L’épidémie de Covid 19 aura peut-être un impact plus négatif que prévu pour l’ensemble de l’économie française, ce que nul ne peut souhaiter », nous précise Frédéric Fortin, mais il reste à noter « la résilience des SCA dans ce contexte de forte incertitude, ASF et APRR ayant annoncé un maintien de leur marge EBITDA à près de 70 % en 2020 malgré deux confinements ».
Le gouvernement bientôt obligé de se positionner
La discussion au Parlement de cette PPL va en tout cas donner l’occasion d’y voir un peu plus clair sur toutes les révélations récentes sur le sujet des autoroutes, dont les irrégularités juridiques soulevées par l’universitaire Jean-Baptiste Vila et le juriste Yann Wels, dans des articles publiés à la fin 2020. Quid de l’illégalité qu'ils soulèvent du décret de 1995 sur les tarifs ? Quid des dotations aux amortissements (permettant de réduire la base de calcul de l’impôt sur les sociétés) qui seraient utilisées à tort par les SCA, ou encore des surcompensations du Plan de Relance Autoroutier (PRA) décidé dans le cadre du protocole de 2015 dont elles bénéficieraient (de manière toujours illégale si ces surcompensations devaient se confirmer) ? Il paraît en effet très probable que toutes ces questions seront aussi abordées au moment des débats sur cette proposition de loi.
Caradisiac en a déjà parlé : plusieurs parlementaires se sont déjà saisis de ces problématiques, via le dépôt de propositions de résolution. Au Sénat, on peut retrouver celle notamment signée par le socialiste Olivier Jacquin, qui faisait partie de la commission d’enquête sur les concessions. Du côté de l’Assemblée nationale, il y a celle emmenée par sa partenaire PS Christine Pirès Beaune, mais aussi celle du député LR Guillaume Peltier.
Contrairement à la proposition de loi de Bruno Retailleau, toutes ces résolutions sont certes surtout symboliques, puisque députés et sénateurs s’en servent pour formuler des vœux, des recommandations, exprimer des avis… Toutes s’appuient non seulement sur le dernier rapport sénatorial, mais aussi sur les études juridiques de Jean-Baptiste Vila et Yann Wels. Il paraît donc vraisemblable que ces parlementaires vont profiter de l’occasion pour amender cette PPL dans le sens de leurs résolutions. La députée Christine Pirès Beaune se réjouit d’ailleurs de voir qu’ils sont « de plus en plus nombreux à porter ce sujet ». La discussion de cette PPL devrait aussi contraindre le gouvernement à se prononcer. Car pour l’heure, et ce malgré nos sollicitations, c’est silence radio de son côté sur toutes les dernières révélations !
L’ART, en soutien des SCA
Seul le président de l’Autorité de Régulation des Transports (ART), Bernard Roman, a vivement critiqué, dans une lettre faisant office de droit de réponse, publiée ainsi dans la même revue juridique de LexisNexis, l’étude des deux juristes consacrée au rapport quinquennal de l’Autorité (cité plus haut par les SCA). Mais en dehors de ses vives protestations contre cet article portant sur les choix de l’ART pour calculer les taux de rentabilité des concessions, Bernard Roman ne fait pas grand cas des autres sujets traités. Sur les tarifs comme sur les surcompensations du PRA, par exemple, il se contente de renvoyer à une autre étude, parue dans la même revue, en réponse aussi à l’analyse de Vila et Wels, expliquant que ces problématiques ont ainsi « déjà fait l’objet de critiques étayées et pointues ».
Or, même s’il n’en est nullement fait mention dans cette publication, il semblerait qu’au moins deux des trois auteurs de l’étude en question aient des liens d’intérêt avec les autoroutiers, ce qui pose bien évidemment le problème de leur indépendance. Difficile dans ces conditions de mettre sur un même pied d’égalité ces deux travaux, surtout que le premier émane notamment d’un universitaire revêtant le statut de chercheur. Sur le fond, l’article en réplique ne répond de toute façon pas à toutes les irrégularités repérées par Jean-Baptiste Vila et Yann Wels.
Relancée par nos soins, l’Autorité persiste et reprend à son compte les arguments qui y sont développés. Pourtant, certaines de ces justifications font manifestement abstraction de ce que d’autres autorités indépendantes, comme la Cour des Comptes, ont révélé en leur temps sur les tarifs autoroutiers. Dans le rapport de la Cour de 2013 sur les relations entre l’État et les SCA, on peut ainsi apprendre que le Conseil d’État s’est lui-même interrogé « sur la légalité de ces clauses d’indexation », et que lors de l’examen d’un projet de décret portant sur le contrat de Cofiroute, l'année précédente, il a considéré que cette « indexation des tarifs de péage à l’inflation contrevient aux dispositions du code monétaire et financier. »
Le président de la section en charge de cet examen en serait même venu à stipuler que ce « serait le dernier à être accepté comme tel, et qu’il revenait au Gouvernement de faire la preuve de la régularité de la mesure ». D’où une nouvelle loi adoptée en 2013… laquelle ne suffirait toutefois pas à remettre la situation complètement d’aplomb, selon Vila et Wels, et ce sur quoi tous les arguments repris par l’ART ne répondent pas ! En effet, s’appuyer sur des textes ou jurisprudence datant d’avant cette année-là (2013) pour tenter de démontrer que tout va bien ne permet pas, vu notamment la position du Conseil d'État en 2012, de lever les doutes.
Des réponses possibles d’ici l’été
La proposition de loi de Bruno Retailleau, dont on peut s’attendre à ce qu’elle arrive prochainement en commission, devrait permettre quelques éclaircissements. Du moins, peut-on l’espérer ! « C’est toujours très difficile de prédire le destin temporel d’une proposition de loi », nous renseigne un fin connaisseur du travail parlementaire, mais « c’est typiquement le genre de texte qui peut être rapidement inscrit à l’ordre du jour. » C’est un texte très politique, qui n’est pas déposé par n’importe quel sénateur, mais par le président du groupe LR, le groupe majoritaire au Sénat, « il n’y aura donc pas de difficulté à ce qu'il soit prioritaire », détaille notre informateur.
Sans précision sur la date convoitée, Jean-François Dejean nous confirme que cette PPL pourrait commencer à être discutée d’ici la fin de cette session et donc d’ici l’été. Au pire, elle le sera à la session suivante, à partir d’octobre, et pourrait donc amorcer les grands débats de la Présidentielle de 2022. C’est bien l’avis de la députée socialiste Christine Pirès Beaune : « l'actualité du sujet est un fait désormais établi, le constat des problèmes posés par les contrats autoroutiers est largement partagé de même que la nécessité d'agir. Bref c'est un beau sujet pour les élections qui arrivent ! »
Cliquez sur les liens suivants pour retrouver nos précédents articles sur :
La renationalisation des autoroutes : la polémique est relancée !
L'analyse juridique de Jean-Baptiste Vila et Yann Wels
Le rapport de la commission d'enquête du Sénat
Une hausse moyenne de 0,44 % annoncée aux péages pour 2021
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