Voyage sous le signe de la liberté : partie (3/3)
Les plages du débarquement
La dernière journée de mon périple est destinée à la côte de la Manche. Je rallie Caen à la pointe du Hoc en passant par Ranville, Ouistreham, Arromanches-les-bains, Longues-sur-mer et Coleville-sur-mer.
Encore une fois je me lève tôt pour ne pas être contraint d'écourter les étapes que j'ai prévues. Le temps n'est vraiment pas terrible, froid et humide. Toute la journée, les routes ne m'offriront que peu de plaisir à moto, trop cahoteuses ou rectilignes pour pouvoir s'amuser. Mais ce n'est pas plus mal car j'aurai la même météo que le jour de l'opération Overlord.
Je commence tout d'abord par visiter le cimetière britannique de Ranville. J'ai dû en demander l'accès à un habitant car c'est relativement mal indiqué. Le silence s'impose en un tel endroit, il n'y a que la voix trop forte d'un traducteur qui brise la monotonie du bruit du vent. Je l'entends parler à un couple d'anglais de la majesté des troupes anglaises de l'époque. Les croix sont très belles, bien décorées, incrustées d'une inscription en fonction de l'origine du soldat tombé (canadien ou anglais) et de son grade.
Il fait encore frais, je me sens patraque, et j'ai un peu mal aux jambes à force de marcher lentement. Alors je décide de reprendre la route pour me réveiller. Je rejoins la côte à Ouistreham mais je n'y trouve rien de particulier à voir, alors je trace la route sur la D514 en longeant les plages de Sword, Juno et Gold Beach. Rien de particulier dans le parcours non plus, de grandes lignes droites, la mer à perte de vue, des plages très courtes et des murets en béton. Cette monotonie apparente me donne l'impression d'une feuille blanche que je peux librement remplir par des mots, des lettres ou des dessins. J'ai l'imagination fertile et il me suffit de quelques secondes pour entendre déjà au fond de ma tête les cris des soldats et le bruit de leurs mitraillettes. Des cris de rage, pleins d'espoir et les détonations des obus adverses. Je me remémore certaines scènes du film "Il faut sauver le soldat Ryan" de Spielberg. Ca y est, je peuple mentalement ce paysage désertique pour me faire une idée de ce qui s'est passé 60 ans auparavant.
Le temps est encore bien gris et frais quand j'arrive à Arromanches-les-bains, célèbre pour le port artificiel Mulberry de 2km de long. Je m'arrête sur une aire de parking jouxtant la salle de cinéma à 360° créée exprès pour le site. Je monte à la table d'orientation pour une grande photo panoramique, qui révèlera l'étendue de ce port de débarquement gigantesque, enfin de ce qu'il en reste.
J'ai de la chance, le cinéma projette le film toutes les 30mn et j'arrive 5mn avant la projection suivante. Il y a du monde, je dirais une bonne trentaine de personnes qui viennent y assister. La présentation est un peu cheap, les textes de présentation flous et sans dialogue. Mais le film commence et monte crescendo en émotions. On est pris dans les images, plusieurs films d'archives sont projetés aux 4 coins de la salle ronde (!), et la tête tourne dans tous les sens. On est imprégné dans le film, qui alterne par moment images d'archives et images contemporaines, pour montrer ce que la Normandie était à l'époque et est aujourd'hui. De grands vols panoramiques suivent des plans plus serrés et tremblants filmés par des journalistes de guerre. Parfois on sursaute au bruit des balles et des obus qui explosent sur ce que l'on espère n'être que de la pierre et de la terre.
Personnellement j'ai littéralement chialé, à pleines larmes. Je me pinçais les lèvres pour ne pas faire de bruit. Et rien que de l'écrire à présent me donne encore des larmes aux yeux. Le fait de savoir que ces images sont réelles, même si elles sont moins violentes que certaines scènes du film de Spielberg, me met dans un état d'abandon. Je m'oublie et je suis ouvert à ces images, je les absorbe, je m'y plonge. Je me dis que les personnes que je vois sont toutes mortes, la plupart en se battant loin de chez eux et de leur famille, sur une terre inconnue, qu'ils soient français, allemands, américains, britanniques, etc ... J'ai pris vraiment conscience de l'ampleur du drame, de l'incroyabe aberration de ces situations que tant d'hommes, de femmes et d'enfants ont vécu. La Guerre "c'est pas bien" comme dirait un enfant de 5 ans, mais il faut le ressentir vraiment pour comprendre à quel point ça l'est. Et encore il faudrait le vivre pour comprendre vraiment.
La séance est finie et je reste tout le long du générique, incapable de bouger, à réfléchir.
Je m'interroge sur la façon dont je pourrais réagir en cas de conflit. Que se passerait-il si la ville où vit ma famille était assiégée, envahie, bombardée ? Comment réagirais-je face à un ennemi qui respire le même air que moi, boit la même eau, regarde les mêmes couchers de soleil, et a aimé son père et sa mère comme moi ? Pourrais-je tuer ? Oui j'en suis persuadé. Mais comment réagirais-je sous le feu ennemi ? Tomberais-je inanimé au sol pour feindre la mort ? Deviendrais-je fou ? Serais-je maître de mes pensées et de mes mouvements ? Aurais-je du courage ou serais-je couard ?
Tant de questions qui ne trouveront, je l'espère, jamais de réponse.
Je sors du cinéma, et coup de chance, il fait super beau ! Le temps s'est levé durant la projection, comme si les âmes des soldats tombés ici avaient poussé les nuages pour alléger nos coeurs et nos esprits après tant d'émotions. Oui, c'est un beau message qu'ils nous ont livré: un combat pour la liberté. Je suis d'ailleurs ici aujourd'hui pour témoigner de ma liberté. Je les remercie en pensée, car quelque part, c'est sans doute grâce à eux que je peux faire ce voyage, avec ma moto, libre d'aller où je veux, comme je veux et quand je veux. Profitons car il n'en sera peut-être pas toujours ainsi. On ne sait de quoi demain sera fait et eux-mêmes je doute qu'ils pensaient à ce qui les attendait.
Je reprends la route et c'est le coeur plus gai que je rejoins le centre d'Arromanches. La ville est jolie et le point de vue très sympa, aussi je décide de m'y arrêter pour manger. Il y a quelques motos sur le parking de la plage, et je m'y arrête. Je choisis un restaurant en fonction du point de vue sur la mer et de la présence d'une terrasse, pour profiter du soleil. Le repas est très bon mais un peu cher, ça me rappelle les tarifs parisiens, sauf que le cadre n'est pas le même ... Je me fais plaisir en m'offrant une douzaine d'huitres, qui s'avèrent excellentes, même si je les aurais aimées avec un peu plus d'eau de mer. Je prends un pavé de saumon en plat de résistance, et une succulente tarte tatin en dessert avec une boule de glace à la vanille. J'adore ce dessert ! Et d'ailleurs je ne suis pas le seul car mes voisins de table me jalousent ...
C'est le ventre bien repu que je reprends la direction du parking. Je repère ma moto du regard, et ô stupeur, un mamouth est garé à côté ! Il s'agit d'une Honda Goldwing 1200cc. Ce n'est pas mon genre de moto, mais elle est magnifique et parait neuve. Je tourne un peu autour et son propriétaire fini par arriver. Il m'annonce fièrement qu'elle a 22 ans. 22 ans ! C'est à peine croyable. Le tableau de bord annonce 70 000km au compteur mais il me dit que le compteur a déjà fait un tour. Les chromes et les plastiques sont brillants et sans rayures. Vraiment étonnant !
Quelques minutes après, je tourne la tête à l'écoute d'un bruit de moteur de moto qui m'est inconnu. A ma grande surprise, un curieux bonhomme arrive au guidon d'une moto de guerre britannique. Il est habillé d'un treillis, et porte même un casque de l'époque, entouré d'un filet sur lequel on peut accrocher des feuilles et des branchages pour le camouflage. Il s'arrête, je le salue, et lui lance en anglais "You're sixty years late !", ce à quoi il me répond, en français avec un accent marqué: "mince alors, mais où est mon bataillon !". On rigole et on discute. Il m'apprend qu'il a lui-même retapé cette moto, sur plus de 8 ans, à cause de certaines pièces difficiles à retrouver. Il m'indique qu'il s'est installé sur la côte il y a quelques années, et qu'il tient un gîte pour motards pas très loin. Je prends l'adresse, pour le cas où je reviendrais un jour dans le coin à moto.
Karen & Adrian Scott Cox
2 av Mountbatten
14117 Arromanches
Tél: 02 31 21 52 63
Je reprends la route, et m'arrête à peine 10mn après du côté de Longues-sur-mer. Sur 500m sont disposés une poignée de bunkers allemands, partiellement détruits, qui forment une batterie. Les canons impressionnent par leur taille et leur masse apparente. Je suis étonné par l'emplacement de ces bunkers par rapport à la côte, car au pied des canons il est impossible de voir la mer. Ce qui forme une bonne défense puisqu'ils ne peuvent être vus par les assaillants. Mais j'imagine qu'il devait être étrange pour les soldats de tirer sans voir la cible. Le travail des artilleurs devait être très méticuleux pour espérer toucher une cible de quelques dizaines de mètres de large à des kilomètres de distance. Le taux de réussite devait être bien faible, et la cadence de tir bien élevée, ce qui devait ajouter au stress des troupes maritimes. Chemin faisant je croise des voyageurs que j'ai vu la veille au mémorial de Caen, certains me reconnaissent et on échange des sourires entendus.
Je reprends la route et me dirige vers Coleville-sur-mer pour visiter le célèbre cimetière américain. Le parking à l'entrée est gigantesque. Le cimetière est un parc, lui aussi gigantesque. A vue d'oeil je dirais qu'il s'étale sur 10km². Il y a de nombreux touristes, français, allemands, anglais et américains. L'entrée se fait par une place qui me donne l'impression d'un amphithéâtre Grec, de forme arrondie avec des colonnes sculptées dans le marbre, entourant de beaux arbres et une statue d'un homme d'une dizaine de mètres de haut portant une flamme bien haute au nom de la liberté. Cette place donne sur un bassin d'eau, gigantesque lui aussi, sur lequel flotte quelques gerbes de fleurs fanées. Le bassin est entouré de deux immenses drapeaux, français et américains, perchés à 20 mètres de haut. Et plus au sud, le bassin donne sur une immense pelouse où l'on devine les innombrables croix blanches rendant hommage aux soldats américains. C'est un endroit vraiment immense et majestueux, qui respire la sérénité. L'entretien est tellement bien réalisé qu'on croirait à un Paradis sur terre. Je m'attendrais presque à voir des anges se balader dans les avenues. La tonte de la pelouse est parfaite, les oiseaux chantent par dizaines, les croix et chaque drapeaux associés semblent neufs, les arbres sont majestueux et ont un feuillage parfait. C'est vraiment impressionnant.
Je reste là quelques minutes à contempler la grandeur du cimetière, avant d'entamer une marche dans les allées. Soudain, voilà l'hymne national américain qui retentit par des hauts-parleurs si bien cachés que je ne les vois pas. L'émotion est totale, et je vois des gens, sans doutes américains, s'arrêter, se dresser fièrement et porter la main droite à leur coeur. D'autres pleurent, et un homme âgé fait un salut militaire. Mes yeux se sont humidifiés en un quart de seconde. Tout y est fait pour celà. J'en ai la chair de poule rien qu'en repensant à ce moment.
Je reste une bonne heure sur place à me balader dans les avenues et à prendre photo sur photo. La géométrie des allées est étonnante, les croix sont parfaitement alignées. Je marche à allure normale en regardant les rangées de croix qui défilent. Je compte les soldats rangées par rangées. 20, 40, 60, 80 ... 20 morts à chaque pas, ça a quelque chose d'effrayant. Il n'empêche que pour un croyant, ce doit être un bel hommage que d'enterrer quelqu'un dans un tel endroit, à proximité de la mer. Ces soldats reposent dans un petit Paradis terrestre. Et ils l'ont mérité.
Ce cimetière me marque vraiment profondément. Le respect qu'il impose, mêlé à cette sensation de gigantisme et de sérénité, me gonfle le coeur. J'ai l'Histoire en face de moi, autour de moi, et non plus sur une page d'un livre d'histoire ou sur l'écran d'une TV. En repartant vers le parking, je recroise encore des voyageurs que j'ai vu quelques heures avant. Cette fois il s'agit du couple de motards anglais qui a déjeuné à 2 tables de moi. On se salue.
Je me dirige vers l'étape finale de mon séjour, la pointe du Hoc, qui me donnera également beaucoup d'émotions. Là aussi j'arrive sur un immense parking, qui se termine vers une allée en terre battue entourée de haies. Pas d'horizon mais d'immenses arbres qui ne permettent pas de voir la mer que l'on sent proche. Puis le chemin se termine par un coude à 90° et là ... j'en ai la bouche bée.
Tout d'abord l'impression d'espace, la mer à perte de vue. Puis le regard descend et devine les pointes rocheuses de la côte. Le regard descend encore et devine ça et là les ruines des anciens bunkers. Le terrain est cahotique, rien n'est plat. Tout est creux et bosses. En fait il n'y a que des creux. Des trous d'obus. Des dizaines, à croire qu'il n'y a pas 4m² de terre exempte de cratère.
Je parcours le terrain accidenté en posant le regard sur les ruines et barbelés qui remplissent les trous d'obus. J'essaie d'imaginer le même terrain sans herbe, et avec les corps de ceux qui sont morts ici. Il devait y avoir beaucoup de sang. Je ne sais pas combien de temps la pointe à été bombardée, mais ça a dû être un massacre. Le lieu est conservé de façon intacte, je passe mon temps à me dire "c'était ici, ça c'est passé ici, sous mes pieds, là autour de moi". Vraiment impressionnant.
C'est par cet endroit que la Victoire a pu naître, mais cela n'a rien de beau. Tout ici n'est que destruction, ruines et dégoût. Même l'herbe et la terre semblent ternes et sombres. Pas ou peu d'oiseaux, comme si la Nature retenait encore son souffle après la violence qui s'est abattue ici il y a 60 ans.
C'est un peu assommé que je reviens vers la moto, et un rapide coup d'oeil à ma montre me dit qu'il est plus que temps que je rentre sur Paris.
Retour au bercail
Je rentre rapidement sur Caen, puis continue sur la nationale pour rejoindre finalement l'autoroute. Le séjour était fatiguant mais très dépaysant et riche en émotions. J'ai vécu trois jours de très bons moments et je vais être content de les partager avec ma famille, mes amis et les collègues de boulot. La Normandie est une région magnifique et généreuse à l'intérieur des terres, beaucoup plus austère et désertique sur la côte. Une région à plusieurs visages, façonnés par la Nature, le temps, mais aussi par l'Homme ...
Retrouvez la première partie...
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