Comment deux études scientifiques peuvent aboutir à un tel écart dans leur estimation du nombre de vies gagnées grâce aux radars ? Pour rappel, d'un côté, on est à plus de 15 000 morts évités entre 2003 et 2010 (c'est l'analyse de Laurent Carnis, chargé de recherche à l'IFSTTAR*, et d'un chercheur canadien, Etienne Blais, publiée en novembre 2012), et de l'autre, on est à moins de 800 décès économisés entre 2003 et 2011 (c'est le calcul de deux chercheurs du CREST**, Sébastien Roux et Philippe Zamora, publié par l'INSEE en novembre dernier).
Mais contrairement aux apparences, « elles ne sont pas forcément contradictoires ! », peine à nous répondre Sébastien Roux, visiblement gêné par le ramdam occasionné par la sortie de son étude. Mais force est de reconnaître qu'en effet, les deux analyses ne portent pas vraiment sur le même sujet. La première entend estimer l'impact général de l'installation du contrôle automatisé, tandis que la seconde se limite à déterminer l'effet uniquement local – et en aucun cas donc global – des radars. En clair, nous répète-t-on de part et d'autre, on n'a pas étudié la même chose ! Dont acte...
Il n'en reste pas moins assez cocasse de constater à quel point la publication de l'INSEE a exaspéré les responsables de la Sécurité routière et agacé aussi les chercheurs de l'IFSTTAR*. Pourquoi ? Parce que pour ces grincheux, le travail de Roux et Zamora aurait mérité d'être justement extrapolé, afin de généraliser les effets du système automatisé sur la mortalité routière. A en croire Jean Chapelon, ancien secrétaire général de l'Observatoire national interministériel de la sécurité routière (ONISR), ces deux-là sont même carrément « passés à côté du point le plus important en focalisant sur les conséquences locales ». Or, selon lui, « les conséquences globales du système sont bien plus fortes ! »
Et plutôt que de rester dans leur coin, les deux chercheurs du CREST** auraient de toute façon dû prendre attache auprès des chercheurs spécialisés sur le sujet depuis des années. Car, comme le note Sylvain Lassarre, directeur de recherche à l'IFSTTAR*, « à force de ne plus faire de travail de synthèse, cela devient cacophonique ». C'est indéniable. Mais rien n'empêchait non plus d'entamer cette besogne après coup. Mieux vaut tard que jamais, comme on dit... Sauf que depuis la publication de l'INSEE, il y a maintenant plus de six mois, aucun effort particulier pour expliquer ce qu'il fallait retenir de ces deux études rapprochées n'a semble-t-il été engagé.
Au contraire, les responsables de la Sécurité routière ont rajouté de la cacophonie en continuant à brandir leur bilan de plus de 36 000 morts évitées ! Or, « c'est tout simplement impossible », ont concédé tous les chercheurs interrogés. D'où vient alors ce chiffre ? Des calculateurs de l'observatoire gouvernemental qu'est l'ONISR...
Plus de 36 000 morts évités ?
Un pur mensonge !
Et l'on comprend mieux comment l'ONISR en est arrivé là, quand on parcourt le bilan 2012 de la Sécurité routière. Voici ce que l'on découvre page 13 :
Autrement dit, l'ONISR part du principe que le nombre de tués sur les routes aurait pu rester bloqué à ce qu'il était en 2000, soit à 8 170 morts... Comme si le temps s'était arrêté, sans considération aucune de la tendance observée précédemment, et amorcée depuis les années 70.
Dans ce contexte, le choix de l'année 2000 ne paraît pas complètement anodin. Il se trouve en effet qu'en 2001, le bilan routier est resté à peu près stable par rapport à l'année d'avant, en comptabilisant seulement 10 morts de moins (soit 8 160). Quand on trace la courbe, comme sur le croquis ci-dessus, on a donc l'impression que cela n'a pas du tout fluctué. En outre, cela a l'avantage de donner également l'impression que l'on ne focalise pas sur les radars... Mais en reprenant cette méthode et en l'appliquant sur les années d'après 2003 (ou 2002, c'est selon), on reste bien toujours sur les mêmes ordres de grandeur, soit à un bilan de 34 500 à 40 000 vies sauvées entre 2003 et 2013. Sauf que cette méthode de calcul ne tient absolument pas la route ! Tous les chercheurs et experts que nous avons interrogés pour notre enquête l'ont reconnu sans difficulté.
En reprenant la courbe de la mortalité routière entre 1991 et 2013, et nos deux projections effectuées à partir de là, voici (ci-dessous) schématisé le bon croquis sur lequel la Sécurité routière aurait pu s'appuyer... En aucun cas, ne peut-il y avoir une droite tracée à partir de 2003 ou 2002 ou bien encore 2000 ! :
En interne, au ministère de l'Intérieur, cela fait pourtant belle lurette que l'on se repose sur une estimation erronée. En 2011, lors de la mission parlementaire relative à l'analyse des causes des accidents de la circulation et à la prévention routière, le préfet Jean-Jacques Debacq, alors directeur de l’Agence nationale de traitement automatisé des infractions (Antai), l'agence qui gère les radars automatiques pour le ministère de l'Intérieur, n'avait-il pas soutenu que le système « rapporte (…) 3 500 vies par an » ? Correspondant bien à quelque 35 000 vies en dix ans !
Le chiffre n'avait alors soulevé aucune interrogation de la part des députés et sénateurs en charge de cette mission à l'époque. Fait d'autant plus étrange qu'étaient auditionnés en même temps, ce 7 septembre 2011, les chercheurs de l'IFSTTAR*, Sylvain Lassarre et Laurent Carnis, et ceux du CREST**, Sébastien Roux et Philippe Zamora. A n'en pas douter, il s'en serait fallu de peu pour qu'un vrai débat ne s'initialise sur le sujet ! A se demander si les différents protagonistes ne se sont pas évertués à l'éviter ! Lassarre a bien donné une toute autre estimation que celle de Debacq pour ce qui est du nombre de vies sauvées, de l'ordre de « 2 000 sur la période considérée », entendez chaque année entre 2003 et 2010, ce qui en extrapolant un peu donne bien 20 000 en dix ans. Mais cela s'est fait tout en douceur, sans piquer le moins du monde la curiosité des parlementaires.
Une fois bien compris que le bilan des 36 000 vies sauvées du ministère de l'Intérieur ne tient pas la route, quel est au final le vrai bilan des radars ? L'estimation des « 15 193 tués empêchés » de Carnis et Blais est-elle celle à retenir ? C'est en tout cas la seule et unique étude dite scientifique qui réponde aujourd'hui à la question globale posée.
La suite avec la page « Le vrai bilan des radars ».
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*Institut français des sciences et technologies des transports, de l’aménagement et des réseaux. Etablissement public, placé sous la tutelle conjointe du ministère du Développement durable et du ministère de l’Enseignement supérieur.
**Centre de Recherche en Economie et Statistique, dépendant du Groupe des Ecoles Nationales d'Economie et Statistique (GENES) de l'Institut National de la Statistique et des Etudes Economiques (INSEE).
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