Enquête - Covoiturage : pourquoi vous y viendrez (ou pas)
Avec 11 millions de trajets répertoriés l’an dernier en France, le covoiturage, dont le principal acteur est la société française BlaBlaCar, peut être considéré comme un véritable phénomène de société. Au-delà, faut-il y voir les prémisses d’un bouleversement durable des modes de transport ?
Le monde de l'automobile se divisera bientôt en deux parties : les adeptes du covoiturage d'un côté, et de l'autre ceux en passe de le devenir. La pratique se développe à toute vitesse depuis cinq ans et continue d'accélérer pied au plancher. Le ministère de l'Environnement précise ainsi que 11 millions de déplacements longue distance ont été réalisés de la sorte en 2015, la moyenne des voyages s'établissant à 320 km. Et sur les 33 millions de places proposées l'an dernier, la moitié aura trouvé preneur. De fait, cette pratique contient par essence tous les ingrédients du succès, ainsi que le résume l'ONG européenne T&E (Transport & Environment) : "les voitures sont garées 90 % du temps et quand elles roulent c'est souvent pour se trouver engluées dans le trafic, avec en moyenne 1,6 passager à bord. Si cela apparaît anti-efficient, c'est parce que ça l'est vraiment. Dans ces conditions, l'auto-partage représente une solution de parfait bon sens économique."
En se développant, le covoiturage nous invite aussi à repenser la place de l'automobile : « le covoiturage est une conséquence aussi bien qu'une cause de notre nouveau rapport à l’automobile. Les jeunes passent moins leurs permis que leurs parents, et sont moins nombreux que par le passé à acheter un véhicule. Utiliser un objet importe davantage que sa possession même. », résume Sonia Adelé, chercheuse en psychologie ergonomique à l'Ifsttar (Institut Français des sciences et technologies des transports, de l'aménagement et des réseaux), interrogée par Caradisiac. Bref, le covoiturage remet nos chères autos à leur place, à la fois centrale et en même temps secondaire. Un moyen, et non une fin.
On assiste clairement à l'essor d'un véritable phénomène de société… et de business, puisque le coût moyen pour les passagers utilisant les plates-formes Internet de covoiturage s'établit à 6 centimes d'euro par km. Le principal acteur de ce marché en plein essor est le français BlaBlaCar, qui met en relations les automobilistes qui proposent des trajets avec leurs usagers. Le site gagne de l'argent en prélevant une commission sur chaque réservation (1,60 € sur les trajets jusqu'à 8 €, puis 1,19 € + 14,28 % TTC du reversement conducteur par place, soit par exemple 5,47 € pour un trajet à 30 €).
Pionnière du secteur (BlaBlaCar a été lancé en 2011, mais covoiturage.fr qui l'a précédé, a été créé en 2004) cette pépite de la French tech représente 90 % du marché du covoiturage dans l'Hexagone. Ce week-end du 14 juillet 2016, BlaBlaCar répertorie ainsi quelques 35 174 lieux de départ différents en covoiturage, dont 1 700 à Paris et région parisienne. Un quasi-monopole, donc, qui ne laisse encore que des miettes aux ID Vroom (SNCF), Europe Carpooling, La roue verte et autres Covoiturage libre (ces deux derniers étant gratuits). Employant 500 collaborateurs, BlaBlaCar compte plus de 30 millions de membres dans 22 pays et se voit valorisé à hauteur de 1,4 milliard d'euros. À sa tête, Frédéric Mazella, 40 ans, dont la « légende » rapporte qu’il aurait eu le déclic du covoiturage quand, rejoignant sa famille en Vendée par la route depuis Paris pour les fêtes de fin d'année, il constata que la plupart des voitures ne transportaient souvent que leur seul conducteur, alors même que les trains affichaient complet.
"Cela allège la note des vacances"
Aujourd'hui leader européen du covoiturage, BlaBlaCar prospère grâce à un réseau d'utilisateurs représentant toutes les strates de la société, bien au-delà des bobos et autres partisans de la décroissance qui trouveraient là juste une solution de transport alternative et peu onéreuse. L'adepte de BlaBlaCar, c'est François, ancien directeur d'usine "en reclassement professionnel" avec qui votre serviteur a voyagé comme passager entre Tours et Paris en compagnie de trois autres personnes (en l'occurrence deux femmes de 35-40 ans voyageant ensemble, et un homme d'environ 50 ans voyageant seul) dans un Volkswagen Transporter totalisant près de 300 000 km. Montant du trajet : 15,60 € par passager, au lieu de 68 € pour un billet de TGV ! Imbattable, même s'il faut alors compter avec un temps de transport multiplié par trois, et le fait que dans ce cas précis votre pilote vous dépose Porte d'Orléans (ce qui était annoncé dès le départ, bien sûr) et non au cœur de Paris. On ne peut pas tout avoir. Toutefois, et à l'inverse, pour certaines zones mal desservies par les transports en commun, il est fréquent que votre pilote consente à un détour pour vous déposer à proximité de votre lieu de destination.
L'adepte de BlaBlaCar, c'est aussi Pauline, journaliste installée en Savoie, qui trouve là "un moyen très sympa" d'abaisser le coût de ses déplacements. "Une fois, j'ai même eu trois désistements de passagers en dernière minute et ça m'a payé le trajet alors que j'ai roulé seule." C’est encore Mathieu, jeune chef d’entreprise parisien qui pratique le covoiturage depuis plus dix ans, alternativement comme passager ou comme conducteur. C’est d’ailleurs la deuxième formule qui a sa préférence : "tu maîtrises la conduite, et en plus tu gagnes de l’argent. L’hiver dernier, j’ai fait avec ma compagne un aller-retour de Paris à Val d’Isère avec deux passagers à chaque fois. À raison de 45 € par trajet et par passager, ça fait 180 € l’aller-retour et ça allège bien la note des vacances ! En plus, on est tombés sur des gens très sympa." Même si l’aspect convivial est important dans le choix de pratiquer le covoiturage, le critère financier reste bien sûr prépondérant. De fait, toutes les personnes interrogées dans le cadre de cette enquête allaient tous en ce sens, que ce soit lors des trajets effectués par votre serviteur ou lors des interviews réalisées par téléphone.
Quoi qu'il en soit, le covoiturage a ceci de bon qu'il représente tous les visages de la France qui, le temps d'un voyage, se retrouvent dans l'habitacle d'une voiture alors même qu'ils ne se seraient jamais côtoyés autrement. « Au départ, le covoiturage séduisait plutôt les jeunes, puis les profils se sont progressivement diversifiés. On trouve aujourd’hui aussi bien des étudiants que des personnes plus âgées, avec des niveaux d’éducation assez élevés », précise Sonia Adelé, de l'Ifsttar. Avec, certes rarement, les aléas que ce brassage socioculturel implique.
La clé d'un trajet réussi : éviter de parler politique
Si la quasi-totalité des voyages se déroule sans anicroches, certaines mésaventures peuvent survenir. Comme pour Thomas, 30 ans, usager très régulier (il a même le grade d’« ambassadeur » BlaBlaCar), et avec qui l’auteur de ces lignes a eu l’occasion de faire un voyage, à quatre (les deux autres passagers, garçon et fille, assez peu bavards avaient 25-30 ans) à bord d'une Peugeot 2008. Cette fois, nous paierons 18 € par passager, au lieu de 68 € par le TGV. Thomas, le conducteur, nous confiera avoir vécu quelques moments parfois mémorables : « Je me souviens de cette fille, une sorte de punkette italienne un peu grande gueule qui commence à dire à sa voisine assise à l’arrière que sa coupe de cheveux ultra-courte ne lui allait pas du tout alors que la fille était en radiothérapie… Une autre fois, j’avais un couple de Camerounais qui représentaient je ne sais plus quel mouvement religieux ou quelle secte. Ils étaient très gentils, mais pendant tout le voyage j’ai dû subir leur prosélytisme soft. Je me souviens aussi d’un contrôle de douane. Quand on nous a demandé de nous arrêter, j’ai vu le type derrière moi devenir livide, comme s’il transportait je ne sais quel produit illicite. Pour le coup, tout s’est bien passé mais à voir sa tête je n’aurais pas parié dessus… Or, j’aurais pu avoir moi aussi quelques problèmes s’il avait eu de la drogue sur lui ! Le pire souvenir, c’est peut-être ce couple de jeunes routards qui sont arrivés avec 45 minutes de retard au point de rendez-vous, sans même s’excuser. À un moment, on a senti une odeur atroce dans l'habitacle. En fait, ils avaient ramassé un chaton au bord de la route et l’avaient caché dans leur sac à dos. Il est devenu malade et s’est mis à vomir dans le sac, c'était horrible… Sinon, la règle de base pour un bon voyage c’est de ne pas aborder la politique. De même, dès que ça commence à parler de Dieudonné où que l’on sent que la conversation peut prendre une tournure raciste, l’échine se raidit un peu, on monte doucement le son de l’autoradio, et on change de sujet au plus vite ».
Mathieu, évoqué plus haut, garde un souvenir cuisant d’un trajet effectué entre Mulhouse et Paris : « le type roulait en Audi A4 break, une belle auto mais à trois adultes assis à l’arrière on y est un peu à l’étroit. Surtout, il conduisait comme un dingue, déboulant à 180 km/h derrière les voitures qu’il collait jusqu’à ce qu’elles se poussent. Je n’osais trop rien dire, et c’est ma voisine qui lui a demandé de lever le pied. Après, le type n'a plus prononcé un mot jusqu’à Paris alors qu’il était de nature plutôt expansive. Un mauvais moment, vraiment ! Il avait pourtant de bons commentaires, car j’imagine que le fait qu’il ait eu une belle Audi impressionnait certains passagers. Mais j’aurais dû me méfier car l’un des usagers parlait effectivement de sa conduite trop rapide… Après cette expérience, je lis toujours les commentaires dans les profils des pilotes et si l'un d'entre eux parle d’une conduite dangereuse, je zappe. »
La convivialité en berne
Au-delà de certaines - rares - expériences malheureuses, on constate que ce qui ennuie le plus les usagers anciens de BlaBlaCar est ce côté « service facturé à des consommateurs » qui prend trop souvent le pas sur le côté convivial des débuts. Le covoiturage suppose des relations sociales, contrairement au train ou à l'autocar, qui se développe lui aussi rapidement (5,3 millions de passagers prévus en 2016). Mais cela n'empêche pas un nombre croissant d'usagers de se glisser un casque sur la tête pour ne pas prononcer un mot du trajet, ou d’autres de mal supporter les petits contretemps inhérents à la circulation routière.
Dans Libération, la sociologue Stéphanie Vincent-Geslin, chargée de recherches au Laboratoire d’économie des transports (ENTPE) à Lyon, résume les choses ainsi : "BlaBlaCar a rendu le covoiturage plus fonctionnel et a permis de beaucoup le développer, notamment auprès de segments de la population qui a priori n’auraient pas été intéressés. Le site a transformé la pratique en un échange très contrôlé, avec un aspect marchand qui limite la relation sociale. On est moins dans le modèle de l’économie du partage, et certains covoitureurs n’y trouvent plus leur compte. L’idéal de départ n’est plus vraiment là. On commence d’ailleurs à voir l’émergence de contre-sites, qui fonctionnent davantage sur le partage et l’entraide mais exposent plus les utilisateurs à des ratés : rendez-vous manqués, covoitureurs absents ou mauvais payeurs, etc." À quoi s'ajoute une certaine pauvreté de l'offre, quand sur un Paris-Nancy le vendredi soir BlaBlaCar permet de trier plus d'une cinquantaine de propositions, voire plus de 130 sur un Paris-Bordeaux. C'est moins cher que la SNCF, avec comme autre avantage une véritable souplesse d'utilisation si le conducteur accepte de faire un détour pour vous déposer près de votre lieu de destination. Ce faisant, il s'assure une meilleure évaluation sur son profil et donc de meilleures chances de remplir sa voiture pour des trajets ultérieurs. Gagnant-gagnant, donc. Pour le passager, pour le conducteur… et surtout pour le site de covoiturage qui met tout ce petit monde en relation.
Questions pratiques
Comment en savoir plus sur ses compagnons de voyage ?
Le lien de confiance est fondamental pour le covoiturage. Ainsi, votre serviteur ne vous cachera pas sa forte appréhension à la veille des voyages qu'il a effectués de la sorte. Des inquiétudes essentiellement liées au style de conduite du pilote, mais aussi à l'état des véhicules. Bonne nouvelle, il se trouve que les trajets effectués correspondaient en tout point à ce qui était annoncé et qu'aucune mauvaise surprise n'aura été à déplorer.
Il faut dire que BlaBlaCar déploie de véritables efforts pour "sécuriser" les profils. Outre les indispensables évaluations laissées par les utilisateurs, on peut aussi bien connaître le nombres d'amis Facebook et/ou de connexions LinkedIn (ça évite les utilisateurs fantômes), le niveau d'expérience, l'ancienneté sur le site, ou bien encore consulter une mini-biographie assortie d'une photo. Bref, sauf à être un virtuose de la construction de fausse identité numérique, le pur anonymat semble ici illusoire (et de toute façon intenable, puisqu'un "faux profil" serait rapidement signalé aux modérateurs du site par les autres utilisateurs). Ce système peut certes s'apparenter à une forme de flicage, mais c'est aussi une condition de sa pérennité.
Quid de l'assurance ?
Aucune disposition particulière vis-à-vis de son assurance n'est à souscrire pour le covoiturage, tant que celui-ci n'est pas pratiqué comme un business lucratif mais comme "un service amical dont l'éventuelle contrepartie financière est limitée au partage des frais (carburant, péage par exemple)".
Pour les longues distances, durant lesquelles on peut être tenté de céder le volant à l'un de ses passagers, il faut toutefois vérifier que l'étendue de sa couverture, au risque de s'exposer à une forte franchise en cas d'accident.
Est-on toujours obligé d'embarquer ?
Si vous êtes conducteur, le fait de refuser d'embarquer un passager pour quelque raison que ce soit vous expose à une plainte de celui-ci sur le site de covoiturage (qui ouvrira alors une sorte d'enquête), inévitablement assortie d'une évaluation négative par le passager en question, ce qui fait toujours mauvais effet. Mais on reste bien sûr libre de laisser monter qui on veut dans sa voiture.
Pour limiter les risques de désagrément, il est possible de désactiver le système d'acceptation automatique des passagers sur le site web BlaBlaCar et d'opter pour une acceptation manuelle des voyageurs, qui vous permet de vérifier le profil de vos passagers avant de valider leur demande. C'est un peu plus fastidieux et cela réclame une bonne rapidité de réaction, mais c'est aussi plus sûr. Dans cet esprit, il existe aussi une fonctionnalité "entre femmes" qui permet à ces dames de n'embarquer que des passagères.
Enfin, côté passager, il est toujours possible de ne pas monter dans une voiture si on ne "sent" pas le conducteur. Mais dans ce cas, il faudra tout de même régler le montant du trajet.
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