DESIGN BY BELLU - Dérive baroque : « Les marques les plus prestigieuses abandonnent leur patrimoine esthétique sur les bas-côtés de l’opportunisme»
Surchargé, maniéré, égaré dans une dérive baroque, le design contemporain donne une étrange tonalité au paysage automobile mondial.
Le design contemporain cultive les paradoxes. Tandis que les concepts originaux sont devenus rarissimes, alors que les silhouettes se banalisent, les constructeurs personnalisent leurs produits en s’adonnant à de la pure décoration. Ils couvrent leurs carrosseries d’ornements, de colifichets, de parures dignes des dérives baroques les plus pesantes. Est-ce un signe des temps ? Un goût avoué pour le clinquant, le choix d’une sous-culture bling-bling, l’irrépressible envie de paraître ? Chaque renouvellement de produit, même chez ceux qui étaient réputés pour leur sobriété, s’accompagne d’une exagération des formes, d’une surabondance décorative, d’une exubérance déplacée.
Longtemps, il y eut des marques qui défendirent bec et ongles leur identité. Les mêmes s’emploient aujourd’hui à gommer leur différence. Illustration avec Jaguar ou Renault qui renient leur style vernaculaire. Les profils de la E-Pace ou de la Talisman n’affichent aucun signe de reconnaissance au sein de leur univers de concurrence. Dans le même temps, des firmes comme Hyundai ou Kia peaufinent leur style avec pertinence.
De plus en plus, un thème unique est décliné sur toute la gamme, la personnalité de chaque segment s’effaçant derrière le nivellement par l’image de la marque. Tout se joue sur la face avant qui, a contrario, verse dans la caricature. Exemple chez Renault (photo ci-contre) qui affiche une composition complexe organisée autour du sacro-saint losange. À l’inverse des vues latérales qui s’uniformisent, les calandres débordent d’expressivité jusqu’à basculer dans l’agressivité. Dans le panorama actuel, rares sont les marques attachées à la défense et à l’illustration de leur culture. Il y a tout de même de brillantes exceptions comme Porsche ou Land Rover.
Silhouette anonyme et faciès expressif
Dans la catégorie des SUV, qui prend le pas sur les autres formes de carrosserie partout dans le monde, les designers se fondent dans un moule qui ne laisse aucune place à l’originalité. Les constructeurs récemment arrivés sur ce créneau ne cherchent même plus à y insuffler leur personnalité : les profils des Jaguar E-Pace, Alfa Romeo Stelvio ou Maserati Levante (photo ci-contre) sont d’une affligeante banalité ; les marques les plus prestigieuses abandonnent leur patrimoine esthétique sur les bas-côtés de l’opportunisme et concentrent leurs efforts sur le faciès en le plaquant sur un volume général interchangeable.
En matière de visages, les constructeurs rivalisent d’exubérance avec des grilles de calandre au dessin improbable, des optiques regorgeant de bimbeloteries étincelantes, de logos omniprésents, de prises d’air indécentes, le tout surnageant sous des coulures de chrome.
Les optiques stigmatisent toutes les aberrations. Derrière leur vitrine de verre, grouille une incroyable accumulation de gris-gris, de guirlandes, de fanfreluches, de breloques en strass… Les reflets chromés ont fait leur grand retour à l’extérieur et à l’intérieur des voitures d’aujourd’hui. Pour habiller l’indigence des formes et la convenance des volumes, les designers improvisent des moulures décoratives sur les flancs. Des boomerangs, des virgules, des arches, des balafres animent des surfaces qui ne se suffisent pas à elles-mêmes. Les cicatrices d’un désarroi, sans doute.
Le maniérisme fabrique des objets sur-dessinés dans un grand désordre esthétique. La Honda Civic ou la Toyota CH-R illustrent la complication galopante dans une débauche de plis, de fentes, de courbes et d’angles. Certains s’affranchissent de telles caricatures en usant de l’argutie de l’humour. La Nissan Juke amuse sans doute sa large clientèle avec le charme monstrueux d’une gorgone.
Un goût de maniérisme d’un autre temps
Beaucoup de designers emploient l’excès pour s’affirmer. Lexus (photo ci-contre) exploite sans retenue le langage de l’agressivité. Pas une courbe, pas une once de douceur : les angles aigus, les scarifications et les pointes acérées procèdent d’un parti-pris d’exhibitionnisme assumé par un constructeur qui s’invente une histoire.
On impute trop vite la responsabilité de la dérive baroque au développement des marchés qui ont émergé au début du troisième millénaire. Certes les clientèles russes, indiennes ou chinoises ont voulu afficher leur accession à la consommation et au luxe en choisissant des symboles ostentatoires. Mais la distinction des goûts en fonction de la latitude a fait long feu.
On compte sur un sursaut des designers, on attend qu’ils renouent avec le goût de la provocation, avec le sens de l’impertinence, avec le courage de l’audace qui sont les ferments les plus convaincants de la créativité.
Serge Bellu, une plume vive et acérée
Nouveau venu sur Caradisiac, Serge Bellu, journaliste et écrivain est l'une des plumes les plus reconnues de la presse automobile. Puits d'histoire, animé par une passion atavique pour l'auto, (il est le fils de René Bellu, journaliste à l'Auto Journal dès sa création), Serge a notamment été membre des rédactions de l'Auto Journal, de L'Automobile Magazine, et rédacteur en chef d'Automobiles Classiques. Il a également publié un grand nombre d'ouvrages, dont certains consacrés à l'une de ses passions, le design. Pour Caradisiac, il analyse sans concession l'évolution du design automobile avec truculence et pertinence.
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