DESIGNERbyBellu - Raymond Loewy, le dandy de l’avenue d’Iena
Pendant cette période tragique pour les victimes et éprouvante pour ceux qui les soignent, on continue d’entendre la voix des éternels insatisfaits, des sportifs d’opérette qui sautillent d’impatience dans leur placard, des bien-portants qui ont l’obscénité de gémir, des inquiets qui se battent pour saisir le dernier rouleau de Lotus. À propos de Lotus, tandis que les Elan les plus respectables sont ceux des aidants et que la seule Elite digne de ce nom est constituée par le corps médical, nous allons concentrer cette rubrique consacrée au design sur l’histoire et plus précisément sur les personnages qui l’ont écrite. Pour nous éloigner d’une actualité pesante, nous vous invitons à découvrir la personnalité de ces créateurs souvent oubliés.
Nous démarrons cette série avec Raymond Loewy. Les cuistres diraient que tout le monde devrait le connaître tant sa contribution au décor de l’Amérique a été déterminante. Ici, nous n’avons pas ce genre de vanité. Nous n’ignorons pas que les plus grands designers sont moins célèbres que les plus médiocres des rappeurs.
Au début des années 1980, je passais régulièrement avenue d’Iéna et j’étais intrigué par la présence d’une rareté toujours garée dans le quartier, une Avanti noire, un peu défraîchie, qui portait sur le panneau de custode un énorme insigne de la NASA.
Rappelons aux oublieux que l’Avanti, dévoilée par Studebaker en avril 1962, était un coupé sportif au style visionnaire. Alors que les voitures américaines de l’époque étaient encore surchargées de chrome et d’acier, l’Avanti était sobre, pure, lisse, sans calandre apparente et sans ornementation intempestive.
Je rêvais de rencontrer l’auteur de ce petit chef-d’œuvre, songeant à toutes les autres icônes de l’American way of life qu’il avait signées. Un simple coup de fil, aucun motif valable, juste de la curiosité et le monument me répondit d’une voix douce et bienveillante. Il accepta en toute simplicité de me recevoir au siège de la Compagnie d’Esthétique Industrielle, l’agence de design qu’il avait fondée en 1952. Raymond Loewy avait plus de quatre-vingts ans et toujours de l’allure. Bien mis dans une veste prince de galles parfaitement coupée, sans doute choisie chez Brooks Brothers sur Madison Avenue, il mariait l’élégance parisienne et l’insolence new-yorkaise.
Jusqu’à son dernier souffle, Raymond Loewy soignera son look avec un extrême raffinement. Moustache fraîchement taillée, camaïeux de gris, pochette radieuse et cravate nouée avec panache. À des années-lumière de la posture stéréotypée des designers d’aujourd’hui qui prennent l’indigence de leur allure pour de la branchitude.
Dans son petit bureau, tapissé de souvenirs, je ne savais pas sur quelle dédicace poser les yeux. Cet homme avait côtoyé John Kennedy, Edward VIII, Frank Lloyd Wright, Neil Armstrong… Il avait aménagé les Skylab pour la NASA et le Concorde pour Air France. Sur une étagère traînait son manifeste : « La laideur se vend mal ».
Le 16 juillet 1988, la mort de Raymond Loewy fait la une des quotidiens. Un cas unique dans la presse qui n’a pas l’habitude de s’étendre sur la vie et la mort des designers. Mais ce styliste-là a une stature qui déborde du cadre de son microcosme. Sa carrière se confond avec la fureur d’un siècle découvrant la vitesse et la consommation ; elle accompagne les transformations de la société américaine, des années 1930 à 1980.
« Chaque fois que je regarde une photographie de Freud, je me demande comment un homme qui a passé sa vie à étudier le sexe peut avoir l’air aussi triste. » Raymond Loewy consigne cet implacable constat dans son bouquin. Avant de devenir un gourou de la société de consommation, Raymond Loewy s’affirme comme un authentique sybarite. Il est né à Paris en 1893 dans une famille bourgeoise et austère. Son père, autrichien et végétarien, écrit des ouvrages financiers tandis que sa mère veille à la moralité de l’appartement parisien de la porte Dauphine que deux femmes de chambre « blondes et potelées » menacent de déstabiliser.
Arrive la Guerre, celle de 1914. Mobilisation, guerre des tranchées. Mais le bidasse reste un esthète : en Champagne, il bricole un « abri quasiment luxueux ». De permission, il rapporte les derniers numéros de Fémina ou de Vanity Fair et, même sous le feu, Loewy continue de soigner son look : « je me taillai une paire de culottes de campagne (…), je préférais aller au front bien habillé. »
Après l’Armistice, Raymond Loewy plie son uniforme de capitaine de l’armée française et embarque pour New York. Il arrive aux États-Unis avec cinquante dollars en poche et des ambitions dans la tête. Il accepte divers petits boulots, avant de devenir illustrateur pour Vogue et Harper’s Bazaar. En 1929, la société Gestetner le contacte pour redessiner une machine à dupliquer. Il transforme une machine archaïque en un objet beau fonctionnel. La révolution du design est en marche.
Loewy met en forme tous les emblèmes de l’Amérique, de l’autocar Greyhound au distributeur de Coca-Cola. De loin en loin, il touche à l’automobile. Il est consulté par Hupmobile pour les modèles 1932 et 1934 et entreprend une longue collaboration avec Studebaker pour la gamme 1938, ouvrant même un studio à proximité de l’usine pour laquelle il travaillera jusqu’à la création de l’Avanti.
En 1937, Raymond Loewy prend la nationalité américaine, mais appartient plus que jamais à la jet-set. Il possède des agences à New York, South Bend, Chicago, Los Angeles, Londres et Paris. et partage son temps entre sa villa de Palm Springs, en bordure du désert californien, son appartement parisien, à deux pas de la Tour Eiffel, et un manoir Renaissance dans la vallée de Chevreuse.
Les studios Loewy se consacrent de plus en plus à l’expression de l’image de marque. Ils créent les logos pour BP, Shell, Newman, Exxon. Raymond Loewy se retire à Monte Carlo au début des années 1980. Il s’éteint le 14 juillet 1986, le jour de la Fête nationale française. Ultime coquetterie du Frenchy !
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