La beauté des laides - Bugatti "La voiture noire" : un crime de lèse-majesté
Certaines voitures sont moches, d'autres s'enlaidissent en perpétrant d'horribles méfaits. C'est le cas de la Bugatti "La voiture noire", censée rendre hommage à l'une des plus belles réalisations de l'histoire de l'automobile : la Bugatti Type 57 SC Atlantic. On ne s'approprie pas une légende au nom du marketing.
D'un côté un monument, de l'autre un boniment. D'un côté la Bugatti Type 57 SC Atlantic, de l'autre, la Bugatti "La voiture noire". La dernière a été présentée au salon de Genève 2018, et se veut un hommage appuyé à la première, apparue en 1936, histoire de rehausser du col l'image de la marque du groupe Volkswagen, s'il en était besoin.
Aucune personne sensée ne saurait affirmer que cette Chiron redessinée est affreuse. Au contraire, elle est même, osons le dire, plus réussie que la version de série. Et surtout moins tape à l'œil et moins Batmobile. C'est l'œuvre d'Étienne Salomé dont le talent, ici à l'œuvre, est indiscutable. Mais son souci, c'est qu'elle ose se comparer à la plus belle réalisation du design automobile depuis que le genre existe. Et si l'auto de 2018 est plutôt réussie, celle de 1936 est absolument remarquable.
Mais alors, qu'est ce qui vaut à cette voiture noire le déshonneur de se voir décerner le trophée de voiture laide de la semaine ? Sa valeur pécuniaire qui pointerait l'inégalité de nos sociétés ? À 13,2 millions d'euros (TTC tout de même), elle n'engage que le portefeuille du prince saoudien qui l'a achetée. Sa fiche technique ? Le fait qu'elle soit en carbone et développe 1 500 ch n'a aucune importance puisqu'elle n'est pas destinée à une route ou à un circuit, mais à un coffre-fort où elle doit tranquillement prendre de la valeur. Note de service au prince Badr Bin Saoud, son propriétaire : il faut veiller à bien débrancher la batterie et à mettre la voiture sur cales pour éviter d'user ses pneus.
La plus belle voiture alsacienne du monde
En fait, le problème de cette auto n'est pas cette auto, mais son nom, et ce que cette réalisation unique symbolise. La voiture noire est censée être la re-création d'une autre voiture noire : l'un des quatre exemplaires de la Bugatti Type 57 SC Atlantic. Trois d'entre elles subsistent encore, mais la quatrième, la fameuse "voiture noire" a disparu dans des conditions mystérieuses au début de la guerre. Et la version 2018, aussi réussie soit elle ne peut rivaliser avec la plus belle voiture du monde, selon un jury international d'experts composé de moi-même. Et ce n'est pas parce que je suis né à quelques kilomètres de Molsheim, et que ma grand-mère sautait dans le fossé de la seule route goudronnée des alentours en entendant le bruit d'un huit cylindres en ligne, que je me permets d'affirmer que l'Atlantic n'est pas un simple objet que l'on revisite à l'envi. Cette affirmation est prononcée en toute objectivité alsacienne.
Si cette voiture est entrée dans l'histoire, c'est évidemment pour sa ligne générale et ses ailes tout en galbe. Un galbe auquel le profil et les vitres répondent comme une vague et son ressac. C'est aussi en raison de son arête rivetée qui court en son milieu, du radiateur jusqu'au bas de la proue. C'est encore à cause de ses deux portières qui courent jusque sur le toit pour faciliter l'accès à cette auto basse et toute petite (3,70 m). C'est également en raison de ces deux petites vitres arrière, qui forment une goutte de lumière sur les courbes noires.
Une voiture "six en une"
Mais un mythe est un cocktail : celui d'une auto réussie et d'une histoire qui se transmet à travers les générations. Celle de l'Atlantic noire commence en 1930, Jean, le fils d'Ettore Bugatti, commence à prendre en mains les rênes de la maison avec une idée qui s'est largement propagée depuis. Il se dit qu'avec un seul châssis, il peut réaliser plusieurs types de voitures. Il a inventé la plateforme commune et sur cette base, la type 57, l'usine de Molsheim va produire une berline quatre portes, la Galibier, le cabriolet Stelvio, la Ventoux à deux portes, un coupé : l'Atalante et une voiture de course : le Tank.
C'est un succès, et cette série sera la Bugatti la plus produite de l'histoire de la marque. Mais Jean a un sixième modèle en tête, une auto beaucoup plus révolutionnaire. Il ne part pas d'une page blanche, mais d'un concept-car, encore une invention qui fera date. Baptisé Aérolithe, il est conçu dans une matière particulière, l'Elektron, un alliage de magnésium et d'aluminium. C'est le métal idéal car il est aussi léger que résistant. Problème : il ne se soude pas, d’où le recours aux rivets et à la fameuse arête centrale. Banco ! Papa Bugatti valide l'affaire et la production est lancée. Reste à lui trouver un nom. Jean a un copain et lui aussi s'appelle Jean. C'est Mermoz et il a traversé l'Atlantique à bord de son hydravion Latécoère. L'auto s'appellera donc Atlantic.
L'Europe sombre et Bugatti aussi
Nous sommes en 1936, et quatre Atlantic vont voir le jour. Trois seront vendues et livrées à de richissimes clients, mais Jean Bugatti décide de conserver la dernière. Ca sera sa voiture de fonction, elle est noire. Elle servira, outre au bon vouloir du jeune boss, de modèle d'exposition pour les grands salons de l'époque.
Mais l'époque se gâte. En 1939, l'Europe sombre et à Molsheim, on porte le deuil du fils prodige. Jean se tue au soir du 11 août en mettant au point une auto de course qu'il compte engager en Grand Prix. Quelques semaines plus tard, l'Alsace redevient allemande et Ettore Bugatti évacue son usine en catastrophe. Les autos en stock, les pièces comme les machines-outils qui les fabriquent partent pour Bordeaux.
L'Altantic noire prend-elle part au voyage ? On le suppose, mais personne n'en a la confirmation. Toujours est-il que l'on ne la retrouvera jamais. Certains affirment qu'elle aurait été accidentée sur le trajet quand d'autres, pour entretenir la légende, expliquent qu'elle aurait servi de véhicule de liaison pour la résistance aux mains d'un pilote maison : Jean-Pierre Wimille, qui a effectivement appartenu à un réseau avec trois autres confrères.
L'auto virtuellement la plus chère au monde
Toujours est-il que la légende est aussi magnifique que l'auto et depuis lors, on estime que si elle était retrouvée au fond d'une grange, elle deviendrait la voiture la plus chère du monde. Quel serait son prix ? Impossible d'en livrer une cote précise. Mais les experts pensent qu'elle dépasserait largement celle de la Ferrari 250 GTO de 1963 vendue 70 millions d'euros, un record mondial.
Quel que soit le prix supposé de cette voiture introuvable, il sera certainement plus élevé que le tarif affiché par celle qui est supposée lui rendre hommage. Au final, elle est proportionnellement au juste tarif étant donné son quotient d'évocation. Même si elle s'étale sur presque un mètre de plus (la Bugatti moderne mesure 4,56 m), dispose de 8 cylindres de plus (elle en embarque 16) et développe 1300ch de plus (l'Atlantic en avait 200).
Du coup, qu'ont-elles en commun hormis leur marque ? Il y a bien ces 6 sorties d'échappement, ce semblant d'arête rivetée et une calandre vaguement inspirée du mythe, mais c'est bien tout. Car on ne recopie pas une légende. Au mieux, on améliore une Chiron au design pas franchement heureux. C'est ce qu'Étienne Salomé a fait. C'est déjà ça.
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