Enquête - Retour aux 90 km/h: mission impossible?
Paradoxe : bien que l’écrasante majorité des Français souhaite le retour aux 90 km/h et que les pouvoirs publics aient ouvert la voie à un assouplissement de ces limitations, tout indique que les 80 km/h généralisés sont appelés à durer. Voici pourquoi.
Plus d’un an après leur instauration, les 80 km/h continuent de susciter le courroux d’automobilistes qui peinent à en saisir l’intérêt. Selon un sondage, 88% d’entre nous souhaitent un retour aux 90 km/h sur le réseau secondaire. Dans les zones rurales qui sont consacrées au premier chef, ce chiffre monte même à 92%.
Pour répondre à cet agacement généralisé, qui est même allé forcissant à mesure que les mois s’écoulaient, le gouvernement avait ouvert au printemps dernier la voie à un assouplissement de la réglementation, avec la possibilité pour les collectivités locales de remonter les limitations sur certains tronçons.
Charge aux Présidents de conseils départementaux de « prendre leurs responsabilités », pour citer le Premier ministre Edouard Philippe, qui souhaitait toutefois que cela soit « systématiquement assorti de mesures qui permettent de garantir le plus haut niveau de sécurité routière possible. »
Concrètement, le collège d’experts composant le Conseil national de sécurité routière (CNSR) a rédigé à destination des exécutifs locaux qui voudraient repasser à 90 km/h des « éléments d’aide à la décision » que beaucoup jugent bien trop restrictifs (voir plus bas), mais que les pouvoirs publics justifient par l’impérieuse nécessité de prolonger les bons résultats obtenus en 2018, qui est à ce jour l’année la moins meurtrière en matière de sécurité routière.
Le retour aux 90 km/h coûterait extrêmement cher. Le premier écueil sur lequel buteraient les collectivités engageant un retour aux 90 km/h est d’ordre financier. Jean Deguerry, président LR du département de l’Ain et longtemps partisan du retour à 90 km/h, a calculé que l’installation des 14 000 panneaux concernés coûterait 1,4 million d’euros au contribuable. Une somme prohibitive qui justifie une marche arrière express : « impossible de gaspiller ainsi l’argent public », résume l’élu.
Même constat pour Patrick Gendraud, (LR Yonne), qui justifie son revirement sur le 90 au motif que l’implantation de 7 000 panneaux 90 après chaque carrefour lui reviendrait à 1,2 millions d’euros hors taxes (l’Yonne Républicaine du 27/09).
Nul doute que les priorités vont ailleurs pour des collectivités locales qui ont en charge l’enseignement, la solidarité, la sécurité incendie ou bien encore l'aide aux communes. Pour des élus appelés à remettre en jeu leur mandat en 2021, l’opération « retour aux 90 » pourrait apparaître un brin hasardeuse d’un point de vue politique.
Les conditions de retour aux 90 km/h sont ultra-restrictives. Les « éléments d’aide à la décision » évoqués plus haut se montrent très contraignants. Ainsi, ne pourraient repasser à 90 km/h que les portions de plus de 10 km dotées de séparations physiques, d’alertes sonores en rive et dépourvues de tourne-à-gauche, de croisements, et où l’on ne trouve pas d’arrêt pour transports en commun (liste non exhaustive).
De plus, le tout devrait s’accompagner d’un suivi des comportements et de l’accidentalité au niveau local avant et après modification des vitesses maximales autorisées : parlez d’une usine à gaz !
Ces recommandations ne revêtent pas de caractère obligatoire, mais le risque, pour les élus qui y contreviendraient, serait de voir leur responsabilité morale et pénale engagées en cas d’accident. « Mais de quel droit, quel critère me baserais-je pour dire que cette route sera à 90 et celle-là 80 ? Sachant que je subirai des pressions de maires, d'associations. Et qu'in fine, lorsqu'il y aura un accident mortel, on me fera un procès d'intentions. Moi, je ne veux pas. C'est tout ou rien. Édouard Philippe veut redonner le bébé aux Départements, mais le gouvernement doit prendre ses responsabilités. », fulmine Patrick Gendraud, président LR du conseil départemental de l’Yonne.
De fait, sur les 400 000 km de départementales et nationales à double sens de circulation concernées par les 80 km/h, seule une petite portion peut prétendre à un retour à 90.
Dénonçant les « conditions extravagantes pour le retour aux 90 km/h » posées par le ministère de l’intérieur, le Président du conseil général des Yvelines Pierre Bédier résume les choses ainsi : « dans un département comme le mien, ou un tiers des routes était concerné, on ne va finalement rien faire parce qu’on nous empêche de faire. »
La colère des élus bute contre la détermination tranquille des pouvoirs publics. Interrogé par Caradisiac, le délégué interministériel à la sécurité routière Emmanuel Barbe expliquait « ne pas comprendre » la polémique : « les experts du CNSR rendent un avis simple et ont élaboré leurs recommandations. Ils disent simplement comment remonter la vitesse sans créer de danger. Ce sont des conseils qu’ils donnent, et cela n’’empêche pas les élus de prendre les décisions qu’ils veulent. » Et M. Barbe, faussement ingénu, d’inviter les élus à « prendre leurs responsabilités », fort de leur connaissance du terrain…
La loi mobilités n’a pas encore été votée. Au-delà des polémiques, le retour aux 90 demeure impossible techniquement. Ainsi, bien que le conseil départemental de l'Orne ait voté - à l’unanimité - le 27 septembre le relèvement à 90 km/h de la vitesse maximale autorisée sur une partie du réseau,
Idem dans le Loiret, où l’assemblée départementale a adopté mi-octobre le projet de modification des vitesses sur 473 km du réseau local.
Pour autant, il faudra attendre encore plusieurs mois pour espérer voir les conséquences tangibles de ces décisions. De fait, aucun conseil départemental n’a à ce jour réellement engagé de démarche pour la modification des limitations de vitesse…pour la simple et bonne raison que ce n’est pas encore permis par la loi. Sollicitée par Caradisiac, la Sécurité routière précise qu’elle n’est « pas en mesure de communiquer le nombre de conseils départementaux, ou maires engagés dans une démarche de relèvement de la vitesse de 80 à 90 km/h sur les réseaux routiers dont ils ont la responsabilité. Pour l'heure, la mesure d'assouplissement de la limitation de la vitesse à 80km/h est inscrite à l'article 15 bis A du projet de loi d'orientation des mobilités (LOM) qui doit encore être examiné par le Sénat. »
Et une fois passée au Sénat, ladite loi devra repasser par l’Assemblée avant d’être votée et promulguée. Et c’est ainsi que, malgré les coups de menton et déclaration fracassantes de nombre d’édiles partisans d’un retour aux 90 km/h, tout laisse à penser que les panneaux « 80 » sont appelés à s’enraciner durablement dans le paysage.
Interview.
"Le gouvernement prépare une usine à gaz!"
François Sauvadet, Président du Conseil départemental de la Côte-d'Or, est l'un des élus les plus engagés pour le retour à 90 km/h. Pourtant, il reconnaît que la tâche s'annonce difficile.
Caradisiac: Où en êtes-vous de votre volonté de repasser certaines routes à 90 km/h ?
François Sauvadet: Déjà, pour l'instant, il n'y a pas d'assouplissement de la réglementation des 80 km/h car la loi n'est toujours pas publiée après l'échec de la Commission mixte paritaire du début de l'été. Elle doit encore être validée par l'Assemblée nationale et le Sénat et ne sera, selon toute vraisemblance, pas publiée, donc applicable avant la fin de l'année.
Pourtant, les présidents de département sont d'ores et déjà régulièrement interpellés par des citoyens mécontents alors qu'ils n'ont pas encore la possibilité législative de déroger à cette mesure. La communication du Gouvernement en la matière a donc été largement trop rapide !
D’un point de vue technique, les conditions d’assouplissement sont-elles trop restrictives ?
Sous couvert d'assouplissement, le Gouvernement prépare une nouvelle "usine à gaz" car il cloisonne et réglemente tout de telle façon que les limitations et les panneaux vont se multiplier sur les routes départementales. Ainsi, les préconisations du Comité d'experts sont telles que, dans les faits, il sera presque impossible de trouver des tronçons de routes départementales qui répondront strictement aux critères définis. Le Gouvernement dit qu'il a entendu la voix des territoires. C'est manifestement faux.
En Côte-d'Or, j'ai demandé à mes services d'étudier les "préconisations" des experts mandatés par le Gouvernement pour savoir comment repasser certains tronçons du réseau routier départemental à 90 km/h mais il est encore trop tôt pour voir son application concrète sur le terrain.
Quelle proportion de votre territoire pourrait repasser à 90 km/h ?
Ce qui est sûr, c'est qu'avec les nouvelles "normes" édictées par les experts et validées par le Gouvernement, on ne pourra pas revenir aux 90km/h sur la majorité du réseau routier départemental comme je l'avais initialement annoncé.
Enfin, je veux dire que nous n'avons pas attendu les leçons de morale et les appels à la responsabilité du Gouvernement pour œuvrer au quotidien en faveur de la sécurité routière. Chaque mort sur la route est un mort de trop. Mais en menaçant les présidents de département de recours en justice de la part de victimes de la route, le Gouvernement met clairement la pression sur les exécutifs départementaux.
Les exécutifs départementaux ont-ils les compétences requises ?
Je connais parfaitement l'accidentologie des routes départementales dont j'ai la charge. En partenariat avec le SDIS et les forces de l'ordre, mes services disposent de données statistiques précises sur chaque accident.
Nous avons ainsi un suivi très précis de l'accidentologie sur les routes départementales : pour chaque accident mortel, je réunis un "collège de la sécurité routière" qui regroupe les pompiers, les forces de l'ordre, les élus concernés ainsi que des représentants de mes services.
L'accident est analysé dans le détail. Si l'infrastructure est mise en cause, les travaux nécessaires sont aussitôt entrepris.
En 2018, une dizaine de collèges de la sécurité routière ont été réunis. Pas une seule fois, l'infrastructure routière n'a été identifiée comme étant la cause de l'accident.
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