Sorties de crise - Après 1945, les Trente Glorieuses ont eu la peau de tous les grands noms, de toutes les ambitions françaises
Nouveau regard dans le rétroviseur pour observer comment l’industrie automobile a vécu ses lendemains de crise. Après le krach de 1929, la grande dépression qui a suivi et la décennie qui s’est achevée sur l’installation du nazisme et la Seconde Guerre mondiale, le monde repart d’une page blanche en 1945.
Plusieurs constructeurs ont poursuivi au ralenti leurs productions pendant les premières années de la Seconde Guerre mondiale. Chez Citroën, les installations du quai de Javel à Paris subissent un premier bombardement en 1940, mais la production de la Traction continue à petite cadence jusqu’en novembre 1941. Chez Peugeot, le rythme ralentit régulièrement : 20 000 exemplaires en 1940, 9 600 unités en 1941, 4 700 en 1943 et seulement 820 en 1944 - jusqu’à la destruction des usines de la région de Sochaux qui se trouve dans la zone des derniers combats et qui ne sera libérée qu’en novembre 1944.
Chez Renault, la fin de la guerre est mouvementée. L’usine de Boulogne-Billancourt est bombardée par la Royal Air Force en 1942 et en 1943. Puis Louis Renault, le patron, est écroué à la prison de Fresnes en septembre 1944 au motif de « commerce avec l’ennemi ». Il meurt un mois plus tard dans des circonstances toujours restées suspectes. Le sort de l’entreprise bascule. Le gouvernement d’union nationale présidé par le général de Gaulle ordonne la réquisition des usines Renault. Pierre Lefaucheux, un centralien qui a fait partie de la Résistance, se voit confier l’administration provisoire de l’entreprise à partir d’octobre 1944. Sa nationalisation est entérinée le 16 janvier 1945.
Nouveau départ
L’Allemagne capitule en mai 1945. Le Japon, terrassé par la bombe atomique, dépose les armes en août. La fin de la Seconde Guerre mondiale laisse paraître au grand jour les plaies et les déchirures. Le bilan des pertes humaines et matérielles est terrifiant. Le monde découvre l’horreur des camps d’extermination et prend conscience du génocide des Juifs et des Tziganes.
Les économies sont dévastées, les sols ruinés, les villes rasées, la production effondrée, paralysée par les difficultés de ravitaillement et le rationnement. L’Europe doit désormais se reconstruire, réapprendre à vivre. À vivre librement. Aux heures les plus sombres de l’Occupation, quelques ingénieurs ont songé à des lendemains meilleurs. Ils ont réfléchi à des nouveaux produits et les montrent dans le cadre du XXIIIe Salon de l’automobile, en octobre 1946. On y découvre la « 4 chevaux » de Renault qui doit « remettre la France sur quatre roues ».
Partout la production redémarre. Chez Citroën, les premières 11 Légère sortent du quai de Javel en juin 1945. À Sochaux, les chaînes sont réinstallées en mars 1946 pour fabriquer la 202 qui était née avant-guerre. À Boulogne-Billancourt, au sein de la nouvelle Régie nationale, la mise en route est plus longue. La chaîne de production de l’Île Seguin n’est prête qu’en août 1947. La production des 4 CV ne dépasse pas 807 exemplaires cette année-là. Les premières séries sont couleur sable car elles sont peintes hâtivement en utilisant les stocks de peinture abandonnés par l’Afrika Korps !
En Amérique, la fabrication de voitures de tourisme a été suspendue en février 1942, sur ordre du gouvernement, afin que les usines puissent se concentrer sur les industries de défense, sur la fabrication des Jeep, des bombardiers B-24 Liberator et des chars pour l’armée. La production des voitures de tourisme reprend en juillet 1945.
Après la Libération, un plan quinquennal est mis en place par le gouvernement français pour réglementer la production des automobiles : le plan Pons limite le nombre des modèles et impose la fabrication de voitures économiques. En parallèle, le plan Marshall va aider de nombreux pays occidentaux à se redresser à partir de 1947, avant qu’une Europe unie ne prenne forme : l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) voit le jour en 1948. En Allemagne, le grand événement porte sur le lancement véritable de la Volkswagen. Présentée en avant-première en mai 1938, la Coccinelle (Käfer en Allemagne) n’a finalement pas été commercialisée avant et pendant la guerre sinon sous la forme de ses adaptations militaires.
La vie reprend à Wolfsburg après la Seconde Guerre mondiale avec l’aide des Anglais qui participent à la reconversion de l’usine dans la vie civile. L’essor de l’entreprise est orchestré par Heinrich Nordhoff, président de Volkswagen à partir de 1948. Les exportations commencent en 1947 avec un modeste contingent de cinquante-six voitures vendues aux Pays-Bas. Dès 1950, le 100 000e exemplaire de la Coccinelle sort des usines de Wolfsburg ! Le mouvement est lancé… La Volkswagen s’installe naturellement dans le paysage.
Remettre la France sur quatre roues
Dans la France de l’après-guerre, cadres et employés vont devenir majoritaires au détriment des paysans et des ouvriers. Le progrès bouleverse les habitudes de consommation. Les foyers se dotent de la télévision et de multiples équipements électroménagers, réfrigérateurs et autres autocuiseurs que chante Boris Vian ! Des nouveaux consommateurs se profilent pour les décennies suivantes avec le baby-boom, formidable explosion de la natalité enregistrée dans tous les pays occidentaux.
L’automobile se ménage naturellement une place de choix dans le rythme effréné de la consommation, encouragé par une publicité toujours plus agressive. La famille est au cœur des argumentaires.
Trente Glorieuses
Dès le début des années 1950, on assiste dans les pays capitalistes à une croissance exceptionnelle par son ampleur et sa régularité. En France, la montée est fulgurante : de moins de 400 000 unités en 1952, la production passera à plus de 1 600 000 en 1973.
Les Trente Glorieuses transforment les modes de vie et les structures de la société. Les mutations de l’automobile en rendent compte. Dans le domaine des formes, les années 1950 foisonnent de créativité car elles sont stimulées par deux tentations contradictoires qui parfois se croisent : d’une part l’arrogance du styling américain, qui attire d’innombrables créateurs fascinés par l’art de vivre américain, d’autre part la grâce et l’élégance prônées par la carrosserie italienne.
Les premières nouveautés sont des voitures populaires : la 4 CV chez Renault et la Dyna chez Panhard et la 2 CV chez Citroën. Mais les modèles moins minimalistes ne tardent à pointer leur capot : la 203 chez Peugeot et la Vedette chez Ford, la Frégate chez Renault et l’Aronde chez Simca.
Auréolée par son action déterminante au cours de la Seconde Guerre mondiale, l’Amérique fascine le monde. La France, comme le reste de l’Europe, est soumise à une acculturation qui révolutionne le cadre de vie. L’Europe puise dans la vie américaine le ferment de sa modernité. En 1954, Simca est la plus américanisée de nos marques. Elle rachète la filiale française de Ford, ses produits et son usine de Poissy. Autre politique chez Peugeot qui consulte Pinin Farina pour dessiner la 403 et ses suivantes, chez Citroën qui joue la carte du futurisme avec la DS 19 et chez Renault qui se convertit au fonctionnalisme avec la R4.
Tout va bien pour la consommation de masse, mais pendant ce temps-là, les marques les plus prestigieuses tombent comme des mouches. Bugatti expose une dernière fois ses voitures en 1952, Delage tire sa révérence en 1953, Hotchkiss et Delahaye quittent la scène en 1954 pour se consacrer à la production de voitures tout-terrain, Talbot jette l’éponge en 1960. Facel-Véga essaie de relever le défi entre 1954 et 1964, mais capote à son tour après un sursaut magnifique et désespéré.
Les Trente Glorieuses ont eu la peau de tous les grands noms, de toutes les ambitions françaises. Dès lors, l’industrie automobile française va pour toujours renoncer aux mécaniques nobles, aux moteurs performants, aux créations brillantes pour se cantonner dans le modeste et le pratique. Plus aucune mécanique qui totalise plus de six cylindres, plus de pur-sang de plus de 500 chevaux, à l’exception des Bugatti qui renaîtront au IIIe millénaire avec des capitaux allemands.
Le panorama de l’industrie automobile française d’aujourd’hui, privée de vrai haut de gamme, est l’aboutissement de cette politique plus austère que glorieuse.
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