Mais qu’est-ce qu’il fout ce larbin. Putain, on ne fait pas du 30 à l’heure en pleine nuit. Faudrait leur retirer leur permis à ces moutons. Sûr qu’il vote social-démocrate. S’il me double, son autocollant « Attention bébé à bord » m’incitera à lui défoncer le pare-choc. Paris, la nuit, ça roule vite. Que les lumières tracent des sillons jaunes, que ma BM série 3 Cabriolet s’excite un peu. Puissance et gloire. S’il continue comme ça, sa queue de poisson sous le tunnel de l’Alma, il va se la prendre en pleine tronche. Sa famille adorée ne pourra même pas lui mettre une plaque, Lady Di a pris la place. Puissance et gloire.
Faut dire que question excitation, elle m’a bien foutu la pression Julia. Et je mets un rouge à lèvres de James Bond girl, et je la joue Sharon Stone en croisant et décroisant les jambes, et je te regarde avec l’envie folle de te mettre à poil en plein milieu du restaurant. Remarque à deux cents euros le couvert, j’aurais pu demander mon dû. Mais, elle m’a bien refroidi. Vivre avec elle ? Les contes de fées sont périmés. Je n’ai pas quitté une femme sublime, trois enfants blonds comme les blés et une maison de maître à Chatou pour m’installer avec une assistante sociale. Bien gaulée, soit ; mais assistante sociale. J’ai tout plaqué pour Julia, mais aussi Carole, Sophie, Justine, et toutes celles que je n’ai pas encore eu le temps de rencontrer. Mon planning est booké. Je suis beau, intelligent, riche et j’ai la voiture la plus belle de l’année, sans compter la MG 1.5 cabriolet, année 72, qui dort dans le Perche.
Je l’avais pressenti en prenant les billets, je n’aurais jamais dû l’inviter en week-end. Je voulais simplement voir la mer, humer les embruns, me taper du homard, quand elle y voyait un engagement. On n’avait pas les mêmes objectifs. Faut toujours être raccord sur le brief de départ, sinon on part en vrille. Je vais te mettre au frigo un certain temps, pulpeuse Julia.
Franchement, faudrait interdire Paris aux pauvres, aux pauvres conducteurs j’entends ; les clochards, je m’en fous, je ne les croise pas, on ne fréquente pas les mêmes endroits. Mes pauvres à moi, ce sont tous ces nazes de la route, avec leur GPS, leur trouille de perdre trois points, leur coffre X size pour les courses du week-end. Faudrait des checkpoint aux portes de Paris. Ne seraient autorisées que les voitures à plus de trente milles. Il a la voiture, il aura la femme. Mais bordel, Julia, de quel droit tu m’as congédié comme ça, après ton caneton à l’orange. Jamais, tu n’avais eu l’occasion d’en bouffer du caneton.
Tiens, Sophie. Un SMS de Sophie. À deux heures du matin, ça veut dire « Je suis déprimée. Viens. » C’est sympa les hystériques, surtout au début, mais ça prend des libertés. La dernière fois, elle a vomi au Mood. Même pas eu le temps de courir aux toilettes. Heureusement, aucune connaissance à l’horizon ce soir-là et une gentillesse pour se faire pardonner. Mais pas envie de Sophie maintenant. J’ai conf-call demain matin et je dois être au top. Deuxième rappel. SMS non lu. Pas lu, pas prise.
Les seins, les fesses, le sourire, l’espérance qui pointe au milieu de l’iris. Absorber le désir et l’abandon, puis fuir les attentes, les rendez-vous, le bout de chemin qu’on pourrait faire ensemble. Moi, je préfère quand ça trace : l’autoroute à 250, la piécette jetée à l’automate. Je paye — je fonce. Même passés les trente cinq ans, elles continuent à se raconter des histoires. Trois baises avec moi et c’est le mariage, des enfants, la maison avec jardin et l’héritage après mon infarctus.
Mais qu’est-ce qu’il fout sur la file de gauche ce connard de taxi. Ralentis, ton pigeon paiera plus. La société aujourd’hui c’est comme ça : tu séduis, tu te sers. C’est la jungle. Plus tu montres les crocs, plus tu es fort. Plus tu es fort, plus elles te veulent. Je suis un fauve au sourire blanc glacier, un impitoyable bien élevé. Né dans l’arène, j’ai scoré toute ma vie.
Et si je faisais un saut chez Carole, elle est gentille et sans obligation. C’est l’histoire d’une demi heure. J’ai juste à tourner à droite rue Pierre Charon. Ah non, un détour par le Drugstore pour chopper une bouteille de Ruinart. Carole, elle ne fait pas d’histoire, mais sans champagne, rien. Pause. Rentré tranquille, un verre de Meursault 78, quelques pompes et dormir pour être au top demain matin.
Allez, marre des quais, je sors. Ella Fitzgerald, « Dream a little dream of me ». Si seulement elle n’avait pas été noire et morte, elle aurait été la femme de ma vie.
Un éclair. Une explosion. Mon crâne percute l’appui-tête, s’écrase contre l’airbag. Du sang dans mes narines, Comment je m’appelle ? Vivant ? Du sang dans ma gorge, des stridences froides dans mon crâne. Silence. Impossible de décrisper mes mains sur le volant. Je tremble. Putain, je ne veux pas devenir tétraplégique. Si je tremble, c’est que je vis, que le sang circule. Mais putain, c’était quoi ? Je ne veux pas mourir. Pas ce soir. Respire, concentre toi, reviens. Je n’ose pas encore ouvrir les yeux, peur de voir mon corps en charpie. Mon téléphone vibre dans ma poche. Il n’y a pas de portable en enfer ; je suis vivant. Mais c’était quoi ce truc ? Je n’ai rien vu, nausée. J’aurais dû rester avec Julia. On aurait roulé à deux à l’heure dans sa Mini. Mais bordel, qui m’a fait ce coup de pute, qui a osé s’attaquer à ma BM. Le temps s’étire, j’ai froid. Un Vélib ? Non pas de bruit de ferraille. Un chien ? Un homme ? J’ouvre les yeux. Je n’ai rien, rien de visible en tout cas. Je touche mes jambes, ça fonctionne. Concentre toi pauvre con, réfléchis et ne t’emballe pas. Situation de crise : analyse des risques, évaluation des occurrences, causes et effets, puis actions. En bref, je sors de la voiture ou pas ? Je redémarre ou pas ? J’appelle la police ou pas ?
La rue est déserte, comme toutes ces rues bourgeoises, où l’on se couche tôt pour oublier qu’on ne vit pas. Je peux repartir et tout oublier sous une douche brûlante. Je ne vais pas appeler la police pour un chien écrasé – je déteste les chiens. Seulement si c’est une femme, de celles qui rentrent trop tard, le cul serré. Si c’est une femme, je la laisse là ? Crever sous les roues de la voiture ? Mais si je descends et qu’elle est déjà morte, ma carrière est foutue et je ne pourrai plus rien pour elle. Bordel, pourquoi, je n’ai pas forcé Julia ?
Mauvais jour, mauvaise heure, la nuit s’échappe, on pourra bientôt lire mon numéro de plaque d’immatriculation. C’est un être humain. Je le sais ! Je le sens ! L’odeur de mort cramée transperce le plancher. Mais pourquoi il traversait à deux heures du matin hors des clous ? Circonstances atténuantes. Au moins 2 grammes d’alcool dans mes veines. Circonstances aggravantes. Une force m’expulse de la voiture. Dans mon inventaire j’ai déjà classé les priorités. Femmes et enfants d’abord. Sauf s’il est roumain. Un roumain ? Je m’en fous, je rentre. Ça ne compte pas un roumain.
Debout, côté conducteur, il ne se passe rien. Pas de gémissement, pas de sang, pas de chair. J’ai rêvé ? Fait un AVC ? Je contourne la voiture très lentement. J’effleure la carrosserie : impeccable.
J’ai peur d’une paire de Louboutin sur laquelle le sang se mêlerait au rouge de la semelle, séparée de jambes douces sectionnées et disjointes, un tronc couvert de dentelles. Plus loin, la tête aurait roulée jusqu’à la Seine. Je secoue la mienne, mauvais trip.
La scène est moins sordide, mais il y a bien un type allongé côté passager. Chaussures Gucci, costume sur mesure Zegna, dents blanc glacier. Je m’accroupis. Ses yeux grands ouverts semblent scruter indéfiniment la tour Eiffel. Il est de ma race. A l’écart, sa serviette Vuitton s’est ouverte dans le choc. Des dossiers à l’entête de la Banque Privée Edmond de Rothschild jonchent le sol.
Je glisse quelques uns des documents dans ma poche et remonte en voiture. La caméra de recul, en option sur la nouvelle BM série 3, me permet d’éviter le corps au démarrage.
Certain qu’il aurait fait la même chose, je salue le carnassier à terre et notre époque impitoyable.
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