4. Essai Bugatti Chiron Super Sport (2022) : la fin de la lignée
C’était encore le printemps quand je suis revenu à Molsheim cette année pour essayer la Chiron Super Sport. J’ai beau commencer à connaître un peu les modèles de la marque, se retrouver en face d’une Bugatti pour en prendre le volant décontenance toujours autant (sans doute un peu aussi à cause des 3,84 millions d’euros qu’elle vaut). La Super Sport impressionne d’ailleurs encore davantage quand on la regarde : agrandie de 25 millimètres par rapport à la Chiron normale, cette sportive à longue queue bénéficie d’un aérodynamisme (encore) optimisé pour les très hautes vitesses. Sa bride électronique n’entre en action qu’à 440 km/h au lieu de 420 km/h pour la Chiron classique et sans cette limitation électronique, elle pourrait théoriquement dépasser les 500 km/h si Bugatti organisait une tentative avec de meilleures conditions de pression atmosphérique que celles de la pointe de vitesse d’Andy Wallace à 490 km/h en août 2019 (au volant de la Super Sport 300+).
Pour cela, elle peut compter sur un W16 poussé à 1 600 chevaux (comme celui de la Divo et de la Mistral) grâce à des turbocompresseurs un peu plus gros (avec un régime moteur maximum décalé à 7 100 trs/min au lieu de 6 900 trs/min sur la Pur Sport et 6 700 trs/min sur la Chiron normale). Elle possède aussi une boîte aux rapports rallongés au lieu de la transmission raccourcie de la Pur Sport, avec un 7eme rapport 3,6% plus long que celui de la Chiron normale. Grâce aux 100 chevaux de plus (le couple maximum reste à 1 600Nm), les performances en ligne droite s’annoncent encore meilleures : le 0 à 100 km/h rend pourtant un dixième à la Pur Sport (2,4 secondes) aidée par ses Michelin Cup 2 R, cette dernière restant aussi devant sur le 0 à 200 km/h (5,5 secondes contre 5,8 secondes). Puis la Super Sport reprend le dessus à 300 km/h (12,1 secondes contre 12,4 secondes).
Mais là, tout de suite, je me trouve dans la circulation dense des routes autour de l'usine Bugatti. Au moins puis-je juger du confort de cette Super Sport dont l’amortissement arrière, raidi de 7% par rapport à la Chiron normale, ne la transforme pas du tout en sportive spartiate. Extraordinairement luxueuse avec ses cuirs à l’anglaise et sa finition où l’on ne trouve aucune pièce de plastique, elle se conduit aussi facilement que la première Chiron même si sa carrosserie paraît encore plus extrême. Frustré que je suis de devoir ramper mollement au milieu des SUV et des monospaces au volant de la plus puissante voiture qu’il m’ait été donné d’essayer, je retrouve en tout cas cette polyvalence époustouflante qui permet toujours de distinguer les Bugatti des autres sportives d’exception. Me voilà en train de circuler paresseusement sur la voie de gauche en utilisant le régulateur de vitesse. Je tiens le volant avec deux doigts et la douceur de la boîte automatique ressemble à celle d’une Bentley. Le tout avec un cadran toujours gradué jusqu’à 500 km/h, s'il vous plaît.
Le grondement sourd du W16 au réveil - plus hargneux qu’avant, semble-t-il - m’avait tout de même fait sursauter et j'écoute avec curiosité les sommes de bruits cacophoniques accompagnant en permanence chaque évolution en Bugatti. Mis à part ce petit détail toujours propre au fonctionnement si particulier du plus gros et plus sophistiqué moteur thermique du monde, on croirait vraiment rouler en Bentley et il n’y a pas un seul gros angle mort à l’horizon.
Toujours les mêmes catapultages étourdissants
Mon passager Andy Wallace, l’un des légendaires pilotes d’usine Bugatti (avec Pierre-Henri Raphanel) cherche des routes intéressantes. À la faveur d’une portion totalement vide, je retrouve des accélérations suffocantes et une agilité superbe. Meilleures que celles de la Chiron normale ? Soyons honnêtes, il faudrait un meilleur cadre d’essai et un point de référence pour affirmer ça avec certitude. Mais chaque seconde passée à jouer avec cette nouvelle Bugatti donne furieusement envie de faire fermer toutes les routes de la région (et du pays). Tiens, et si on essayait le Launch control ? Pied gauche sur le frein, pied droit sur l’accélérateur, bouton « LC » du volant activé. Quelques instants plus tard, surprise : voilà la Bugatti en travers dans un joli patinage des quatre roues. « Tiens, elle a été méchante avec toi », me confie Andy Wallace. Sur cette portion de route un peu bosselée, manquant de grip et avec des pneus un peu froids, la maîtrise inconditionnelle de la Bugatti a été prise de court pendant une fraction de seconde. Ne me dites pas que ces machines n’ont pas de caractère !
Quelques minutes plus tard, je passe devant un contrôle des gendarmes, probablement habitués à la présence de ces Bugatti sur leurs routes alsaciennes. Je me demande si j'arriverais à convaincre les militaires que toucher 250 km/h en Chiron Super Sport n’a rien de dangereux tant les capacités de cette machine diffèrent de celles des autres voitures. De retour dans les bouchons et toujours en tenant le volant de deux doigts, je discute avec Andy Wallace de la nouvelle Rimac Nevera. Il se trouve que Bugatti appartient depuis la fin 2021 à ce petit groupe croate connu pour son expertise de l’électrification et ses collaborations avec de nombreux constructeurs automobiles. Supercar 100% électrique d’un nouveau genre, la Rimac Nevera développe 1 914 chevaux, revendique un 0 à 100 km/h en moins de deux secondes et un 0 à 200 km/h en moins de cinq secondes (sa cousine la Pininfarina Battista vient de se faire mesurer à respectivement 1,86 et 4,75 secondes). Pour la première fois depuis l’arrivée de la toute puissante Veyron en 2005, les machines fantasmées par Ferdinand Piech ne pourraient plus rivaliser en ligne droite.
Compte tenu de ce que procure déjà une Chiron Super Sport en matière d’accélération, je n’ose imaginer ce que pourraient représenter les sensations d’une telle poussée. L’arrivée de ces nouveaux monstres électriques ringardisera-t-elle définitivement les Bugatti de la lignée du W16 ? Même si cette mécanique unique dans l’histoire de l’automobile disparaîtra avec la Chiron après l’année prochaine et que ces formidables capacités d’accélération faisaient aussi partie de l’attrait des Bugatti contemporaines, on aurait tort de ne pas aborder ces autos hors normes avec le plus grand des respects. Avec la Veyron puis la Chiron, Ferdinand Piech a mobilisé toute la force de frappe du groupe Volkswagen pour aller le plus loin possible dans la technologie du moteur à explosion.
20 ans au sommet
Vous pouvez trouver totalement vaine l’idée de vouloir concevoir une auto capable aussi bien de battre tous les records de vitesse que d’offrir un intérieur luxueux et de rester confortable en permanence. On connait des sportives plus passionnantes à piloter sur circuit et des marques comme Koenigsegg, SSC ou Hennessey planchent toujours en ce moment même sur des voitures capables de battre les 490 km/h de la Chiron Super Sport 300+. Mais ce qu’a réussi à faire Ferdinand Piech en demandant l’impossible à ses équipes à la fin du siècle dernier, c’est de pousser à la conception d’une voiture thermique restée pendant quasiment vingt ans au sommet absolu de l’automobile.
Le 27 octobre dernier, Bugatti célébrait la sortie de l’usine du 400e exemplaire de Chiron depuis le début de sa carrière (sur les 500 exemplaires prévus hors versions spéciales). Les Chiron et Chiron Sport retirées du catalogue depuis l’année dernière, Bugatti ne produit actuellement plus que des Chiron Pur Sport et Super Sport toutes déjà réservées par les clients. Ces Chiron Pur Sport et Super Sport continueront leur production jusqu’à la fin de l’année prochaine, avant que Bugatti ne passe à l'assemblage de la Mistral (un roadster reprenant le châssis de la Chiron) et de la Bolide, un engin réservé au circuit lui aussi équipé du W16 de 1 600 chevaux. Après ces ultimes versions spéciales, le seize cylindres voulu par Ferdinand Piech fera partie de l’histoire de l’automobile. Les nouveaux propriétaires de Bugatti promettent que la future remplaçante de la Chiron possédera un moteur hybride « très impressionnant ». On leur souhaite bonne chance.
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